Le nouveau Pacte européen sur les migrations et l’asile (PEMA) et ses impacts pour les pays de la Méditerranée occidentale et de la Route atlantique.
Table des matières
Introduction
1. Traversées maritimes et statistiques
2. Qu’est-ce que le PEMA ?
3. Espagne et îles Canaries
4. Route atlantique (Sahara, Sénégal et Mauritanie)
5. Maroc (Tanger/Ceuta/Gibraltar & Nador/Melilla)
6. Naufrages et personnes disparues
Introduction
Le Pacte européen sur les migrations et l’asile (PEMA) représente la vision des États membres et des institutions de l’Union européenne en matière de migration, formalisée dans un document juridiquement contraignant pour les États membres. Alarm Phone, ainsi que de nombreuses autres organisations de la société civile, qualifient sans détour cette vision de raciste. L’Union européenne perçoit la migration _en particulier celle de personnes racisées provenant des régions les plus pauvres où les croyances religieuses dominantes ou les pratiques culturelles diffèrent des siennes_ comme une menace. Le PEMA est une nouvelle mesure de l’UE visant à fortifier ses frontières contre les personnes en mouvement, qu’elle criminalise. Tout en s’appuyant sur les politiques européennes précédentes en matière d’immigration, le PEMA en intensifie la logique sécuritaire, légitime les violations des droits humains aux frontières et porte atteinte au droit d’asile à l’échelle régionale.
Comme le dit Emma Martín, militante pour les droits des personnes migrantes:
« S’il y a quelque chose de vraiment nouveau, c’est précisément cette dégradation des valeurs et des principes moraux qui sous-tendent le caractère fondateur de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. »
Au sein de l’UE, le discours hégémonique présente souvent les migrations comme dangereuses et exceptionnelles. Elles viendraient perturber une supposée normalité sans flux migratoires. Les médias et les discours institutionnel utilisent fréquemment des termes tels que “vagues”, “épisode” ou encore “crises” pour présenter le phénomène des migrations comme une menace qui nécessiterait des mesures extraordinaires. Ce discours justifie la militarisation des frontières, tout en dissimulant les motifs réels derrière des revendications humanitaires (protéger les personnes migrantes des “mafias”, du trafic d’être humains, etc.).
Avec le PEMA, l’UE entérine la dégradation des normes en matière de droits humains sur son propre territoire. Les frontières vont devenir des zones de plus en plus violentes, où les arrestations arbitraires, la détention (y compris des enfants), la surveillance et les déplacements forcés sont couverts par de nouveaux instruments juridiques créés à cet effet. Ces violations des droits ne s’arrêtent pas aux frontières physiques mais s’étendent à l’ensemble du territoire de l’UE. L’érosion des droits des personnes migrantes menace les droits fondamentaux des tou.te.s les citoyen.ne.s, en particulier celles et ceux qui sont impliqués dans la défense et le soutien des personnes en mouvement. Nous risquons toutes et tous d’être criminalisés pour des actes de solidarité. Par ailleurs, les accords signés avec les pays d’Afrique du Nord et de l’Ouest (souvent désignés comme “pays d’origine”, “de transit” ou comme “pays tiers” dans le jargon colonial de l’UE) pour contrôler les flux migratoires entraînent des violations des droits humains et des violences pour lesquelles l’UE n’assume aucune responsabilité, puisqu’elles se produisent en dehors de son territoire, alors qu’elle les finance directement. Or, ce sont bien les politiques migratoires et les financements européens, avec la collaboration active des États du Sud, qui conduisent à ces violations, y compris les détentions, les déplacements et les violences policières, qui entraînent la mort de milliers de personnes et d’immenses souffrances pour des milliers d’autres et leurs familles.
Le PEMA ouvre la voie à une militarisation et à une externalisation accrues des frontières (Frontex, Guardia Civil espagnole présente en Afrique, polices marocaine et mauritanienne aux îles Canaries), à la création de plus en plus de centres de détention dans les pays du Sud géopolitique et à une plus grande criminalisation de la migration aussi bien dans les pays d’arrivée que dans les pays de départ. La violence et les détentions de migrant.e.s aux frontières sont également susceptibles d’augmenter. Avec l’augmentation de la surveillance et du contrôle des côtes, on peut aussi s’attendre à plus de morts et de disparitions en mer.
Cette analyse régionale vise à explorer les impacts possibles du PEMA dans la région de la Méditerranée occidentale et la Route atlantique, les réactions des gouvernements locaux et les futurs développements potentiels. Comme d’habitude, la section 1 de ce rapport présente une vue d’ensemble des traversées et des cas Alarm Phone entre le début du mois d’avril et la fin du mois d’août 2024. La section 2 examine le PEMA et ses implications possibles, puis la section 3 décrit les réactions au pacte en Espagne, et en particulier aux îles Canaries (section 3.2). La section 4 couvre la Route atlantique, en mettant l’accent sur le Sahara (4.2), le Sénégal et la Mauritanie (4.3). Finalement la section 5 traite du Maroc, en particulier les régions de Tanger, Ceuta, Gibraltar (5.1) puis de Nador et Melilla (5.2). Malheureusement, il n’a pas été possible cette fois d’inclure une section sur l’Algérie, faute d’informations et de ressources. La section 6 énumère les personnes qui n’ont pas survécu à la route – nos pensées vont vers elles, nous exprimons tout notre respect et notre solidarité à leurs familles et leurs ami.e.s.
En tant que membres d’Alarm Phone, nous avons focalisé cette analyse régionale sur les principaux développements de ces lois restrictives pour la liberté de circulation des personnes, en particulier pour les personnes racisées, afin de mieux lutter contre ces injustices. Nous sommes radicalement opposé.e.s à tout système qui légalise la violence et criminalise la mobilité humaine et la solidarité. Les politiques sécuritaires n’empècheront jamais les personnes en mouvement d’exercer leurs droit à la libre circulation. Alarm Phone a fêté son 10e anniversaire le 10 octobre 2024 et nous restons déterminé.e.s à soutenir les personnes en mouvement et à lutter contre les frontières au quotidien.
1. Traversées maritimes et statistiques
Entre avril et août 2024, Alarm Phone a reçu des alertes concernant 37 cas de détresse le long des routes de la Méditerranée occidentale et de l’Atlantique. Parmi eux, 14 bateaux naviguaient sur l’Atlantique, tandis que 13 autres tentaient le voyage depuis l’Algérie. Une plus petite partie, moins d’un tiers du total (9 bateaux), traversait par la mer d’Alboran. Un seul cas concernait une tentative d’atteindre la péninsule ibérique par le détroit de Gibraltar.
Sur les 37 cas pour lesquels Alarm Phone a été alerté, neuf ont été secourus par la société de sauvetage et de sécurité maritime espagnole, Salvamento Marítimo. Six bateaux ont été interceptés et renvoyés en Algérie, au Maroc ou au Sénégal. Dans sept cas, le sort des personnes à bord reste inconnu, comme dans le cas d’une embarcation partie de Nouakchott, en Mauritanie, au début du mois de juin. Malgré l’intervention des autorités compétentes, aucune information supplémentaire n’a été obtenue sur les 130 à 150 personnes disparues lors de ce voyage. Malheureusement, de nombreuses autres personnes sont portées disparues ou présumées mortes sur cet itinéraire périlleux, qui reste l’une des voies de migration les plus dangereuses au monde (pour plus de détails, voir les sections 4 et 6).
Selon les données du HCR, au 1er septembre 2024, un total de 36 062 personnes sont arrivées en Espagne cette année. La majorité de ces arrivées – 25 524 personnes – ont choisi la route des îles Canaries. Alors que le nombre d’arrivées a connu une forte augmentation (279 %) à la fin du mois de mars par rapport à la même période en 2023, le nombre d’arrivées s’est stabilisé au cours de l’été 2024.
De fait, nous avons observé une baisse notable de l’activité le long de ces routes. Le HCR rapporte que depuis avril, 19 487 personnes sont arrivées dans l’État espagnol, avec un pic en août avant de chuter de manière significative.
Pour Alarm Phone, les cas que nous avons traités entre avril et fin août concernaient au moins 1 410 personnes. Cependant, il est important d’insister sur le fait que de nombreuses personnes restent introuvables.
Nous sommes très inquiêt.e.s de l’évolution de la situation le long des routes de la Méditerranée occidentale et de l’Atlantique. Comme nous le verrons en détail dans la section 4.1, le taux de mortalité sur le trajet vers les îles Canaries a fortement augmenté, avec un nombre croissant de bateaux partant du Sénégal, de la Gambie et de la Mauritanie en raison de l’externalisation des frontières européennes, qui oblige les gens à emprunter des itinéraires de plus en plus dangereux.
Cette situation a entraîné un décès pour 3 à 4 arrivées sur les îles Canaries et nous craignons que la mise en œuvre du PEMA n’augmente encore le nombre de morts. Il est donc essentiel de bien comprendre comment le nouveau pacte affectera la région afin d’aider les personnes concernées à défendre leur droit à la liberté de circulation.
2. Le PEMA – Pacte Européen sur les Migrations et l’Asile
2.1. Qu’est-ce que le PEMA et que dit-il de la vision de l’UE sur les migrations ?
Le PEMA est un ensemble de normes visant à définir un système commun pour la migration et l’asile au niveau de l’UE. Jusqu’à son adoption par le Parlement européen en avril 2024, il n’existait pas de document unifié pour la gestion des migrations (parfois appelées “migrations économiques” ou “volontaires”) dans l’UE. Il existait des règles concernant l’asile (parfois appelé “migration forcée”, terme qui inclut à la fois les demandeur.se.s d’asile et les personnes qui ont déjà été reconnues comme réfugiées par les États). Ces règles communes avaient été définies dans le Régime d’asile européen commun (RAEC), créé en 1999 et modifié à plusieurs reprises depuis.
Le PEMA crée un ensemble de régles plus large et plus ambitieux que le RAEC, dans le but d’harmoniser l’ensemble des normes qui régissent la mobilité humaine dans l’UE, même s’il cible spécifiquement les flux d’immigration irrégulière, qu’il qualifie de “crises”. Grâce à un certain nombre de normes interconnectées, le PEMA a, selon l’UE, quatre objectifs officiels:
- Sécuriser les frontières extérieures de l’UE par le contrôle et l’identification des personnes en déplacement, la mise à jour de la base de données Eurodac (“dactyloscopie européenne” ou “empreintes digitales”) pour l’identification des demandeur.euse.s d’asile et des migrant.e.s sans papiers, une procédure obligatoire aux frontières et le retour de celleux qui ne sont pas jugé.e.s éligibles à une protection, ainsi qu’une réglementation en cas de crise dans les situations d’urgence.
- Améliorer l’accès à la protection internationale grâce à des procédures standardisées, y compris un nouveau Règlement relatif à la gestion de l’asile et de la migration que chaque État membre devra mettre en oeuvre, une harmonisation des normes incluses dans la Directive sur les conditions d’accueil, l’harmonisation des critères et des droits des réfugié.e.s, et la mise en place d’un ensemble de règles communes qui exigeront la coopération des demandeur.se.s d’asile afin d’éviter les (soit-disant) abus du système.
- Créer un système efficace de (soit-disant) solidarité et de responsabilité dans les États membres de l’UE dont un cadre permanent de solidarité, des fonds réservés à la mise en œuvre du PEMA et des règles plus claires sur les responsabilités des États membres et la prévention de la mobilité des demandeur.euse.s d’asile au sein de l’UE (iels doivent rester dans le pays de première entrée jusqu’à ce obtenir le droit de rester ou être expulsé.e.s).
- Intégrer la migration dans des partenariats avec les pays d’origine et de transit des personnes en déplacement par un renforcement des capacités de contrôle des frontières de ces pays, la criminalisation de la traite des êtres humains, la coopération en matière de réadmission et de retour, et la valorisation de voies d’immigration sûres et légales.
Même si ces objectifs sont défendus officiellement par l’UE, au fond, l’objectif principal du PEMA est de sceller les frontières à tout prix.
2.2. La crise comme mode de gouvernance
La professeure Violeta Moreno-Lax affirme que la crise est devenue le mode dominant de gouvernance de la mobilité humaine dans l’UE, et que le PEMA consacre cette vision de la migration en tant que crise. Cette utilisation du cadre de “crise” pour gérer la mobilité a plusieurs implications: Par exemple, la détention est appelée à devenir la norme et non l’exception lorsque l’identité d’une personne n’est pas claire ; les traitements qui étaient jusqu’à présent exceptionnels et illégaux (par exemple, les refoulements) sont susceptibles de devenir la règle ; la coercition, la dissuasion et l’endiguement sont les priorités et sont susceptibles de l’emporter sur toutes les autres considérations ; et les droits humains seront dilués ou niés, de même que les normes juridiques sur lesquelles ils sont fondés. En d’autres termes, ce que le PEMA dissimule derrière ce rideau de “gestion de crise isolée”, c’est une refonte complète, non seulement du système d’asile, mais aussi de toute la structure de protection des droits humains au sein de l’UE.
L’une des raisons de l’existence du Pacte est l’échec des précédents mécanismes dits “de solidarité” pour le partage de la “charge” (comme on l’appelle dans le jargon de l’UE) associée aux déplacement de population aux frontières de l’UE: dépenses associées au contrôle de la frontière sud, fourniture de services de recherche et de sauvetage en mer (SAR: “Search and Rescue”), soutien juridique et autres formes d’aides aux demandeur.euse.s d’asile et autres migrant.e.s. Jusqu’à présent, les États membres du sud de l’UE (Grèce, Italie, Malte et Espagne) avaient assumé seuls ces responsabilités. Les différentes approches visant à encourager ou à contraindre les autres États membres de contribuer d’avantage ont, pour la plupart, échoué. Dans l’une de ses composantes (le Règlement relatif à la gestion de l’asile et de la migration), le PEMA élimine la possibilité de se soustraire à ses règles et exige que les États membres choisissent l’une des trois options suivantes : accepter d’accueillir (relocaliser) un certain nombre de personnes par an, payer 20 000 euros pour chaque demandeur d’asile qu’ils refusent de relocaliser (une sorte de sanction pour ne pas avoir participé au programme), ou financer un soutien opérationnel général.
Le 12 juin, un Plan commun de mise en œuvre du Pacte sur l’immigration et l’asile a été adopté par la Commission européenne. Les pays ont deux ans à compter de la date d’adoption du pacte par le Parlement européen (avril 2024) pour déterminer comment ils mettront en œuvre ces nouvelles règles obligatoires.
L’intégration du PEMA dans les différents systèmes légaux des États membres de l’UE s’annonce compliquée. Il faut s’attendre à de nombreuses confusions, ainsi qu’à des conflits de compétence entre membres de l’UE, États de l’UE et pays du Sud, voire entre États et régions, comme l’illustre la situation récente aux Canaries (Cf : Section 3.2). Les détails ne sont pas clairs sur comment les États vont mettre en place ces nouvelles mesures de “solidarité” entre États européens, ni sur l’évolution du rôle de Frontex. Par ailleurs, bien que la promotion de voies d’immigration sûres et légales soit l’un des objectifs officiels du PEMA, rien n’indique pour l’instant que cela se produira. Dans un article publié dans le média espagnol Heraldo, Diego Boza, avocat spécialisé dans les migrations et les droits humains, affirme d’ailleurs que :
« L’un des points faibles du pacte est l’absence de propositions concernant les voies légales d’immigration. Or, c‘est bien l’absence de voies sûres et légales qui conduit à l’immigration irrégulière ».
Le PEMA est présenté comme une amélioration des conditions pour les personnes en mouvement, alors qu’en réalité, il renforce les Etats dans leurs pratiques déshumanisantes et racistes, qui punissent des personnes pour le seul fait d’exercer leur droit à la liberté de circulation.
3. Espagne et îles Canaries
3.1. Espagne
Le groupe MED5 (composé des ministres de l’intérieur et des migrations d’Espagne, d’Italie, de Grèce, de Malte et de Chypre) s’est réuni à Gran Canaria le 20 avril de cette année-là pour discuter de la mise en œuvre du nouveau Pacte européen sur les migrations et l’asile:
« Nous sommes fermement convaincus que la clé de la gestion des migrations réside dans la coopération, bilatérale et de l’UE dans son ensemble, avec les pays d’origine et de transit des migrations »,
a déclaré le ministre espagnol de l’intérieur, Fernando Grande-Marlaska, lors de la conférence de presse organisée à l’issue de la réunion.
La réunion s’est achevée par l’adoption d’une déclaration commune des cinq ministres, dans laquelle ils ont également demandé une augmentation du budget :
« L’UE doit prévoir une augmentation des fonds européens et des instruments de financement flexibles pour la coopération”,
a insisté M. Grande-Marlaska.
Les ministres ont également demandé une plus grande implication des agences européennes dans la prévention dans les pays d’origine,
« avec une attention particulière à Frontex, qui peut contribuer énormément à la lutte à la source contre les mafias qui pratiquent le trafic d’êtres humains et profitent de la vulnérabilité et du désespoir de milliers de personnes »,
a précisé le ministre espagnol.
Suite à l’adoption du Pacte et face à la recrudescence des arrivées aux Canaries, en août 2024, le Premier ministre espagnol Pedro Sánchez se rend au Sénégal, en Mauritanie et en Gambie pour renégocier les accords bilatéraux et promouvoir l’introduction de mécanismes de « migration circulaire » très restrictifs. Les détails de la tournée ouest-africaine de Pedro Sánchez sont décrits dans la section 4.3.
Les luttes de la société civile
Tandis que les politiciens négocient et se répandent en déclarations, les collectifs de personnes migrantes et leurs allié.e.s, les organisations de défense des droits des migrants et les ONG se mobilisent. Des défenseur.euse.s espagnol.e.s des droits humains ont manifesté dans tout le pays contre le Pacte au cours des semaines qui ont précédé son adoption par le Parlement européen. Le 11 avril 2024, jour du vote, une manifestation a eu lieu à Madrid. Le manifeste « La société civile crie “NON” au Pacte Européen sur la Migration et l’Asile » a été signé par 869 personnes et 433 organisations.
La mise en œuvre du PEMA va entraîner une révision des lois et réglementations nationales et européennes en matière d’immigration. Il est également probable que le nombre de détentions et d’expulsions augmente en Espagne et que les garanties des procédures d’asile diminuent. L’assistance juridique obligatoire tout au long de la procédure est également menacée. Il y a beaucoup d’incertitude quant à la manière dont les institutions espagnoles vont procéder. Pour l’instant, la société civile espagnole s’efforce de dénoncer, d’observer les développements et de faire du plaidoyer.
Parallèlement, la lutte pour la régularisation de la situation de 500 000 personnes se poursuit et s’est invitée dans l’agenda politique espagnol à plusieurs reprises au cours des derniers mois.
3.2 Les Canaries
Affrontements politiques autour des enfants en mouvement
Ces derniers mois, l’accueil des personnes migrantes aux îles Canaries a donné lieu à d’importants affrontements politiques, en particulier sur la question des enfants en mouvement. En Espagne, le système juridique prévoit que la tutelle des mineur.e.s qui arrivent dans le pays sans tuteur.ice adulte incombe à la communauté autonome (région) d’arrivée (voir notre dernière analyse régionale). Les îles Canaries, ainsi que Ceuta et Melilla, sont les territoires espagnols où se produisent le plus grand nombre d’arrivées et sont donc tenus d’accueillir et d’aider plus d’enfants migrants que les autres régions. Les Canaries prennent actuellement en charge environ 5 500 enfants étrangers non accompagnés, un chiffre très élevé pour un archipel où peu d’argent est investi, de manière générale, dans les infrastructures publiques (écoles, hôpitaux, etc.). Depuis plusieurs années, le gouvernement des Canaries demande la mise en place de “mécanismes de solidarité” pour que les autres régions participent plus équitablement, “à la garantie des droits des mineurs non accomagnés”, qu’il considère comme un fardeau. Le gouvernement canarien fait actuellement pression sur les autres communautés autonomes et sur le gouvernement central, dirigé par le Premier ministre Pedro Sánchez, pour mettre en place une réforme de la loi sur les droits des étrangers (Ley de Extranjería). Il s’agirait de modifier un article pour rendre obligatoire la répartition des mineur.e.s non accompagné.e.s dans d’autres régions. Le 15 juillet, le PSOE, Sumar et Coalición Canaria ont enregistré le projet de loi au Congrès des députés afin de faire passer cette répartition contraignante des enfants migrants. La réforme proposée exigerait que les enfants soient transférés vers d’autres régions espagnoles dans les 12 mois suivant leur arrivée. Cela permettrait de soulager les centres d’accueil de l’archipel lorsqu’ils dépassent 150 % de leur capacité. Cette réforme n’a pas abouti en raison des partis de l’opposition, de droite et d’extrême droite PP, Vox et Junts.
Cette bataille politique autour de la protection des enfants a durci les discours contre les migrations dans et au-delà des espaces de pouvoir politique. Pendant ce temps, les organisations de défense des droits humains continuent de dénoncer les conditions dans lesquelles les enfants en mouvement sont traités aux Canaries.
Le PEMA aux Canaries
D’une manière générale, le PEMA a été accueilli positivement par les responsables politiques des îles Canaries. En tant que territoire espagnol où des dizaines de milliers de personnes arrivent par la mer chaque année, iels espèrent que la mise en œuvre du Pacte les soulagera de la “pression migratoire“, bien qu’iels soient assez sceptiques quant au caractère opérationnel de la solidarité entre les États européens. La plupart des discours officiels sur le Pacte se contentent de réclamer plus d’argent et plus de “projets de coopération” avec les pays d’origine, dans l’espoir de dissuader les candidat.e.s à l’immigration. Le gouvernement canarien réclame aussi la présence de Frontex dans les eaux des îles Canaries pour soi-disant “sauver des vies”.
Juan Fernando López Aguilar, membre du Parlement européen pour les îles Canaries, également président de la commission des libertés et des droits des citoyens, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen est l’un des principaux négociateurs du PEMA. Lors de l’adoption du pacte, il avait déclaré que celui-ci avait été conçu en pensant aux îles Canaries, notamment en ce qui concerne l’activation des mesures en cas de crise migratoire :
« La crise peut être déclarée non seulement en raison d’une saturation au niveau national, mais aussi au niveau local ou régional, avec une clause spécifiquement conçue pour des îles telles que la Grèce, Lampedusa et les îles Canaries ».
Depuis le début du débat sur la répartition des enfants en mouvement, ce sont ces mêmes notions, présentes dans le Pacte, de “solidarité obligatoire” et de “crise” que les autorités canariennes et le gouvernement central tentent de mobiliser mais ils sont constamment bloqués par l’opposition (droite et extrême droite). En septembre et octobre, le conflit politique sur la réforme de la loi sur les droits des personnes étrangères a pris une tournure juridique. Le président des îles Canaries, Fernando Clavijo, a introduit un protocole exigeant une identification correcte des mineurs et un décret de tutelle individuelle avant de les placer dans des centres de protection de l’enfance. Cependant, le bureau du procureur général (Fiscalía) a estimé que le protocole était préjudiciable aux droits des mineur.e.s et a demandé sa suspension, ce que la Haute Cour a accordé, citant la nécessité de faire preuve de prudence et d’encourager le dialogue entre les institutions « pour faire face au phénomène de l’immigration illégale et à son impact singulier sur les îles Canaries ». Bien que le présent rapport ne couvre que la période entre mars et août 2024, nous avons voulu y mentionner ces négociations car nous pensons qu’elles illustrent les difficultés auxquelles les États membres vont devoir faire face pour adapter leurs systèmes législatifs aux normes du PEMA. Les blocages politiques à cette réforme de la loi sur les droits des étrangers montrent à quel point une répartition obligatoire des personnes en mouvement aura du mal à prendre forme.
Les Canaries s’opposent au modèle du tourisme de masse et au racisme
L’agenda canarien de ces six derniers mois a été dominé par la crise systémique subie par l’archipel et les manifestations contre le système économique basé sur le tourisme de masse. Le malaise social (précarité, crise du logement, corruption politique, pauvreté infantile, etc.) s’est exprimé dans les rues le 20 avril – le jour même où les ministres méditerranéens se réunissaient à Las Palmas de Gran Canaria – par des manifestations massives sous le slogan « Canarias tiene un límite » (Les Canaries ont des limites). Au cours de ces manifestations, et dans les mois qui ont suivi, les organisations à l’origine des mobilisations se sont également exprimées sur la question de l’immigration.
Certaines pancartes portaient des messages tels que « L’invasion arrive par avion, pas par bateau », en référence aux investisseurs étrangers qui viennent construire des hôtels et spéculer sur les biens immobiliers. D’autres manifestations ont eu lieu, cette fois contre l’immigration. En réponse, les organisateur.ice.s des manifestations du 20 avril ont organisé un rassemblement à Las Palmas le 25 juin sous le slogan « Pour des Canaries antiracistes et anticolonialistes ». Aux Canaries, malgré une augmentation indéniable de la rhétorique d’extrême droite et des politiques structurellement racistes, des voix antiracistes continuent de s’élever, exigeant que
« les politiques publiques garantissent les droits de tou.te.s nos voisin.e.s, indépendamment de leur couleur de peau, de leur religion ou de leur lieu d’origine »,
les organisateur.ice.s demandent que les représentant.e.s canarien.e.s
« mettent immédiatement fin à cette machinerie politique qui torture et assassine, et qu’ils cessent d’investir de l’argent dans des outils de contrôle et de mort aux frontières tout en promouvant des discours de peur et de menace parmi la population au sujet des ressources et de la sécurité ».
4. La Route atlantique
4.1. La Route atlantique en chiffres
Le 28 août 1994, un premier bateau embarquait sur la Route atlantique : deux jeunes Sahraouis arrivaient à Fuerteventura dans un bateau de pêche, marquant le début de trois décennies au cours desquelles 230 000 personnes allaient suivre. Si cette route n’était, au départ, pas très fréquentée (sauf au milieu des années 2000), elle est aujourd’hui largement connue et empruntée : La moitié des voyages sur la route des Canaries ont été effectués au cours de ces quatre dernières années, ce qui a de graves conséquences pour la sous-région lorsque l’on analyse l’impact des politiques migratoires européennes dans le Sud.
Jusqu’au 1er septembre 2024, 25 524 personnes ont réussi à traverser l’Atlantique et sont arrivées aux îles Canaries. Nous souhaitons la bienvenue à tou.te.s celleux qui ont survécu à la route la plus dangereuse vers l’Europe – BOZA ! (Exclamation employées notamment lors de la réussite d’un passage de frontière et désignant ce qui pousse sur le parcours migratoire et aide à tenir jusqu’à l’arrivée : la soif de liberté, l’espoir et le but). Bien que les arrivées durant le printemps (surtout en mars et avril) aient été plutôt faibles, le nombre total est beaucoup plus élevé que l’année précédente où 11 439 personnes étaient arrivées début septembre. Au cours des derniers mois, l’île de El Hierro, la plus à l’Ouest, a dépassé Gran Canaria comme principale île d’arrivée. À l’heure actuelle, environ 50 % des voyageur.euse.s arrivent à El Hierro. Cela s’explique en grande partie par le fait qu’un plus grand pourcentage de bateaux arrivent de Mauritanie et du Sénégal. B., activiste d’Alarm Phone à Laayoune, confirme que très peu de bateaux partent actuellement des côtes du Sahara :
« Parfois, on peut attendre un mois entier sans qu’aucun bateau ne parte ».
Ce déplacement général vers des points de départ plus au Sud a également contribué à augmenter le nombre de morts. Les médias ont accordé beaucoup d’attention aux bateaux arrivés au Brésil en avril, transportant 20 cadavres (et probablement de nombreuses personnes disparues en mer) et en République dominicaine en août, transportant 14 cadavres (sur les 77 morts qui ont quitté la Mauritanie en janvier 2024). Toutefois, des naufrages meurtriers se produisent également dans les eaux sénégalaises, mauritaniennes, du Sahara ou du Sud du Maroc, parfois même non loin des côtes (voir chapitre 6 sur les naufrages). Selon les statistiques publiées par l’ONG Caminando Fronteras, 5 054 personnes ont trouvé la mort sur la Route atlantique entre janvier et mai 2024. Si l’on rapporte ce chiffre aux 17 327 personnes arrivées aux Canaries au cours de la même période, cela représente un décès pour 3 à 4 personnes arrivées. Ce chiffre est beaucoup plus élevé qu’en 2023, où environ une personne est décédée pour 6 à 7 survivant.e.s de la Route atlantique.
4.2 Sahara
Le PEMA n’est pas encore très connu dans la région. Ce dernier cycle d’exacerbation de la nature raciste des politiques migratoires européennes n’a pas encore produit d’impact direct et visible. Cependant, les politiques européennes d’externalisation des frontières avaient déjà provoqué une augmentation significative des départs depuis le sud du Maroc en 2020-2022 et obligé les personnes à emprunter des routes de plus en plus dangereuses. Les activistes constatent que les décideurs politiques européens se rendent fréquemment dans la région, ce qui témoigne de l’intérêt croissant de l’Europe pour la celle-ci. Étant donné que d’énormes fonds sont mobilisés pour le contrôle de la migration dite irrégulière (nous l’appelons l’exercice de la liberté de circulation), cela a également un impact sur la situation socio-économique, comme l’explique A. d’Alarm Phone Laayoune :
« Au Sahara, les ressources sont mobilisées pour le contrôle des flux migratoires au détriment du développement local ».
Aujourd’hui, les départs des personnes en déplacement sont repoussés encore plus au sud, sur des routes plus périlleuses, car la répression et la surveillance au Sahara se sont considérablement intensifiées :
« Du nouveau matériel de surveillance a été acheté, comme des drones et des lampes-torches, qui sont utilisés pour repérer les personnes sur les côtes et dans le désert. De plus, de nouveaux postes de surveillance ont été construits avec des fonds européens »,
expliquent les membres d’Alarm Phone Laayoune. Une récente étude publiée en mai par Lighthouse et plusieurs journaux démontre comment les équipements de surveillance et de sécurité financés par les gouvernements européens sont en lien direct avec les violences envers des personnes migrantes dans le Sahara: Plusieurs témoignages décrivent des traitements cruels et des violences commises sur les personnes migrantes noires par des patrouilles de police qui utilisent des véhicules financés par le service de développement espagnol à la frontière mauritano-saharienne. Dans un deuxième exemple, des survivants expliquent comment des brigades canines sont utilisées pour infliger de graves blessures, alors que ces chiens ont très probablement été fournis par le gouvernement autrichien. En tant qu’Alarm Phone, nous pensons qu’il ne s’agit là que de quelques exemples d’un phénomène à grande échelle : L’externalisation européenne de la frontière se traduit directement par des violations incessantes des droits humains au Sahara et dans le sud du Maroc.
L’aspect néfaste des politiques migratoires européennes est également démontré par la façon dont les personnes noires sont emprisonnées dans des centres de détention au Sahara, sans procès en règle ni respect de leurs droits fondamentaux. Un autre impact direct est la présence d’agents de Frontex à l’aéroport de Laayoune pour y recevoir les ressortissant.e.s marocain.e.s expulsé.e.s d’Espagne.
Parallèlement, les autorités marocaines s’efforcent de mettre l’accent sur l’efficacité de la marine marocaine dans la lutte contre les tentatives de départ. Des rapports réguliers font état d’interceptions au large des côtes du Sahara, et le nombre total d’interceptions cette année jusqu’en septembre s’élève à 45 015 personnes empêchées de se rendre aux îles Canaries.
4.3 Sénégal et Mauritanie
Le PEMA est peu connu dans les pays de départ
Si le sujet des relations entre l’UE et le gouvernement de Bassirou Diomaye Faye en matière de migration se fait plutôt discret dans les médias Sénégalais, en Mauritanie, le nouveau “plan d’action” initié par la Comission Européenne avec le régime de Mohamed Ould Gazouani en février dernier est régulièrement l’objet d’articles. Au cours de l’année 2024, la presse mauritanienne a rapporté les avancements de cette “coopération renforcée”. Elle fait état des nouvelles visites des représentants de l’UE et de l’Espagne, des récents projets de loi concernant l’immigration, des réunions de travail entre les forces de police mauritaniennes et la Guardia Civil et des critiques de l’opposition à l’égard des récents accords.
En août 2024, le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez s’est rendu à Nouakchott et à Dakar dans le cadre d’une tournée qui l’a également conduit en Gambie, pays voisin, dans le but de renforcer les accords bilatéraux et de soutenir la politique de l’UE. À cette occasion, il a signé un « mémorandum d’entente » avec le président mauritanien nouvellement réélu, Mohamed Ould Gazouani, similaire à celui signé avec le Sénégal en avril 2021, dans le but de « lutter contre la mafia “ et de promouvoir ”une migration sûre, ordonnée et régulière. »
Les détails de la mise en œuvre de ces mémorandums ne sont pas bien connus, mais les déclarations conjointes suggèrent qu’en termes de politique migratoire, le nouveau régime de Dakar suit les traces du précédent. Pedro Sanchez a fait l’éloge de « l’excellente collaboration entre Dakar et Madrid ». Cela inclut une coopération avec la Guardia Civil pour la surveillance des côtes, la facilitation des réadmission en contrepartie du projet de “migration circulaire” censée faciliter des visas de travail et la formation des immigré.e.s en Espagne. Ce programme sert d’écran de fumée pour justifier des politiques répressives et crée une main-d’œuvre agricole facilement exploitable, utile à l’agro-industrie espagnole, avec des gains minimes pour les travailleur.euse.s sénégalais.e.s. Après que 145 sénégalais soient partis en Espagne avec le programme de “migration circulaire,” des médias sénégalais ont publié des articles sur les conditions de travail ceux-ci, qui violent le code du travail en Espagne.
Mauritanie 2024 : un exemple typique de politiques d’externalisation
Le contexte mauritanien de 2024 est une parfaite illustration de la manière cynique dont l’Union Européenne, soutenue en l’occurence par l’Espagne, externalise ses frontières. Les politiciens européens font semblant de s’émouvoir de la “tragédie de milliers de personnes qui risquent leur vie à la recherche d’une vie meilleure“, et rejettent la faute sur les “mafias” et les “réseaux de trafic d’êtres humains”, tout en promettant de favoriser des voies de migration légales et de “promouvoir des opportunités économiques”.
Dans la “déclaration conjointe sur la migration” publié par la Mauritanie et l’UE le 7 mars 2024, on peut lire que ces différents domaines d’action seront mis en place en cohérence avec les “stratégies respectives” des deux signataires “en matière de migration”. Cet accord contient déjà les principaux axes du PEMA qui sera signé un mois plus tard.
L’UE veut renforcer les centres de détention mauritaniens
Dans l’objectif intitulé “Protection et asile”, il est mentionné la volonté de “renforcer les capacités d’identification” et “les capacités d’acceuil […] des demandeurs d’asile en Mauritanie”. Cela n’est pas sans évoquer la volonté affichée à travers le PEMA de faire le tri entre différents catégorie de demandeurs d’asile, pour pouvoir notamment diriger les personnes jugées peu susceptible d’obtenir une protection internationale vers une procédure accèlerée de 12 semaines en centre fermé. C’est le cas des Sénégalais.es, pour qui les refus d’asile sont quasi-automatiques car le Sénégal est considéré comme un pays stable politiquement.
En 2018, lorsque l’UE avait voulu créer des « centres régionaux de débarquement » dans les pays d’Afrique du Nord, ceux-ci s’y étaient finalement opposés, ce qui avait conduit à l’échec des plans de l’UE. Compte tenu de cet antécédent, les institutions de l’UE ont cette fois-ci besoin de la pleine coopération et de l’approbation de la Mauritanie. Pour le moment, le projet d’un centre fermé au sein duquel serait étudié les demandes d’asile sur le sol Mauritanien n’est pas évoqué publiquement. Or, selon un journaliste en Mauritanie, il existerait un projet de créer un centre de transit avec l’appui de l’Organisation Internationale pour les Migrations mais l’état Mauritanien serait contre. Néanmoins, des fonds de l’UE avaient déjà été utilisés pour construire d’autres centres de détention, dont celui surnommé « Guantanamo » construit en 2006 à Nouhadibou et utilisé pour détenir les migrant.e.s arrêté.e.s le long de la côte mauritanienne avant de les expulser. En février 2024, peu après la visite de la délégation de l’UE, huit policiers mauritaniens se sont rendus aux îles Canaries pour suivre une formation au CATE (Centre d’attention temporaire pour étrangers) de Barranco Seco. Cette visite devait “inspirer” la police mauritanienne pour la création d’un centre de détention dans la région de Soueissiya, à 60 km de Nouhadibou, qui pourrait accueillir les immigré.e.s “avant qu’iels ne soient expulsé.e.s vers leurs pays d’origine”.
Quelques jours plus tôt, les principaux partis d’opposition avaient déclaré leur opposition à l’accord entre l’UE et le gouvernement mauritanien concernant “l’accueil et l’hébergement des réfugiés refoulés par l’UE”, par crainte xénophobe d’un “changement de la composition démographique du pays”. Seul le président du mouvement abolitionniste IRA, Biram Dah Abeid, n’a pas souhaité s’associer au mouvement, qui a selon lui une dimension raciste, estimant que le régime n’a pas l’intention d’accueillir dignement les migrant.e.s refoulé.e.s, mais simplement d’empocher les 210 millions d’euros prévus dans l’accord.
Le gouvernement mauritanien a démenti son intention de
Aucune déclaration officielle n’a été faite sur le projet de centre de détention de Soueissiya. La manière dont les “capacités d’accueil des demandeurs d’asile” de la Mauritanie seront « renforcées » continue d’être pour le moins opaque.
La Mauritanie adapte sa législation et emboîte le pas de la vision européenne
Pour “lutter contre […] les réseaux de traite des êtres humains”, l’UE et la Mauritanie ont précisé dans leur déclaration du 7 mars 2024 qu’elles souhaitaient “renforcer les capacités des autorités judiciaires”. Dans cette optique, deux projets de loi ont été présentés au Parlement mauritanien le 4 septembre dernier. Le premier vise à créer des juridictions spécialisées pour traiter les cas de “trafic de migrants”. L’autre vise à instaurer un cadre juridique pour les “expulsions ou interdictions d’entrée sur le territoire national“. Ce deuxième projet de loi tente de légitimer des pratiques de refus d’entrée qui ont déjà lieu en dehors de tout cadre légal et en violation des droits humains et du droit international et régional.
Comment l’Union européenne finance des pratiques de détention et de refoulement qui vont à l’encontre des principes de la protection internationale et du droit d’asile :
Les politiques mauritaniennes sont structurellement racistes à l’égard des personnes noires. La communauté Haratin est largement sous-représentée au sein du gouvernement et l’esclavage est toujours pratiqué en Mauritanie. Tout comme dans d’autres pays du Magreb, la situation est donc propice à ce que les personnes en mouvement, principalement noires dans cette région, soient victimes de maltraitance de la part des autorités.
En mai dernier, un consortium de médias internationaux a publié une enquête documentant
« comment l’argent de l’UE permet aux pays du Maghreb d’expulser des migrants en plein désert ».
Grâce à des observations directes et à l’accès à des documents non publics, ces journalistes démontrent que du matériel et des ressources humaines fournis par l’UE permettent aux autorités locales de procéder à des arrestations violentes, à des confinements et à des refus d’entrée ou à des expulsions. Selon cette enquête, 50 policiers espagnols sont en poste entre Nouakchott et Nouhadibou, dont certains dans des centres de détention, pour lesquels 500 millions d’euros doivent être alloués par l’UE.
En janvier 2024, un mois avant la visite de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, des journalistes ont observé des arrestations à caractère raciste dans des quartiers ciblés de Nouakchott. Les migrant.es arrếté.es ont ensuite été enfermé.e.s dans des lieux tels que le comissariat de Ksar. Chaque semaine, des bus les emmènent à la frontière malienne, où iels sont abandonné.e.s “sans ressources”. Des véhicules Toyota Hilux donnés par l’Espagne en 2019 sont également utilisés dans ces opérations. Les membres du HCR-Mauritanie confirment que des personnes ayant le statut de réfugié ont été victimes de ces déportations et envoyées contre leur gré à Gogui, à la frontière avec le Mali. De façon hypocrite et cynique, l’UE a répondu aux sollicitations des journalistes en affirmant que le respect des droits humains et le droit au non-refoulement étaient des principes fondamentaux de la gestion des migrations.
La surveillance accrue en mer continue de pousser les personnes en mouvements à prendre de plus grand risques
Selon la même enquête, en 2023, près de 3 700 interceptions en mer ont été réalisées par des patrouilles conjointes avec la Guardia Civil dans les eaux mauritaniennes (d’après un décompte du Ministère de l’Intérieur espagnol).
La collaboration de la marine sénégalaise avec la Guardia Civil espagnole et Frontex est avérée, et de plus en plus de pirogues sont interceptées au large des côtes sénégalaises. En plus de ces collaborations, Frontex a reçu le feu vert en 2022 pour explorer un projet d’envoi d’agents armés pour surveiller la migration en Afrique, avec le Sénégal comme la première destination. La campagne 72h Push Back Frontex, menée par l’organisation Boza Fii, proteste chaque année depuis 2021 contre le déploiement de Frontex au Sénégal.
En mai 2024, la marine sénégalaise a intercepté 554 personnes embarquées sur des pirogues, contre 269 entre décembre 2023 et avril 2024. Depuis 2023, la marine sénégalaise a encore renforcé ses capacités de surveillance et de contrôle, avec la livraison de six avions par l’Espagne “pour détecter le départ des embarcations de migrants à destination des îles Canaries “, et l’achat de trois patrouilleurs hauturiers au groupe français Piriou. La Guardia Civil utilise des avions et des bateaux pour la surveillance. Bien que le gouvernement sénégalais ait affirmé au Haut Conseil des droits de l’homme de l’ONU que la Guardia Civil ne fait que surveiller et ne participe pas aux interceptions, des témoignages indiquent qu’elle intercepte, détient et remet ensuite les personnes aux autorités sénégalaises. Les embarcations des personnes en déplacement doivent alors emprunter des itinéraires plus risqués pour éviter les patrouilles.
A l’inverse des promesses de visas, les retours forcés
Depuis quelques mois, une association sénégalaise de soutien aux personnes en déplacement a constaté des expulsions abusives de ressortissant.e.s sénégalais.e.s vivant en Allemagne. Un membre d’AP nous raconte :
« Le 03 septembre 2024, 8 ressortissants sénégalais, dont une femme atteinte de troubles mentaux, ont atterri à l’aéroport international Blaise Diagne de Dakar. Accompagnés d’une trentaine de policiers allemands, ils sont arrivés les mains vides. Certains ont affirmé avoir reçu une somme de 50 euros, d’autres non, car ils avaient déjà de l’argent sur eux. L’un des expulsés a témoigné que 2 policiers se sont présentés à son domicile le matin du 26 août vers 7 heures, pour l’emmener dans un centre en vue de son expulsion. Alors qu’il s’apprêtait à aller travailler, ils sont entrés chez lui sans aucun document justificatif ni motif d’expulsion.
Il en va de même pour un Sénégalais qui a été expulsé le 9 octobre 2024. Contrairement à son prédécesseur, il a été arrêté sur son lieu de travail, puis conduit dans un centre où il a passé 15 jours avant d’être expulsé, après avoir passé 20 ans en Allemagne. Un autre homme expulsé d’Allemagne, qui était en procédure d’asile, confie que sa procédure d’expulsion a été initiée par la personne qui gérait son dossier. Après avoir demandé un permis de travail, qui lui a été refusé par la suite, il a reçu des menaces de la part du même fonctionnaire qui s’occupait de son dossier et qui a fini par lancer sa procédure d’expulsion.
Ils partagent des expériences similaires de retour forcé, et on peut lire sur leurs visages le désespoir, le mépris et la tristesse avec le sentiment de devoir tout recommencer à zéro. »
En ce qui concerne la Mauritanie, B., un activiste local d’Alarm Phone, nous dit qu’il n’a pas connaissance d’expulsions effectuées cette année. Dans leurs déclarations communes, l’UE et la Mauritanie rappellent cependant “leurs engagements dans le cadre des accords de Samoa” et indiquent leur intention de renforcer la coopération en matière de retour et de réadmission, ce qui, en d’autre mots, signifie faciliter les expulsions et la répression des personnes migrantes.
À quoi s’attendre à l’avenir ?
Au cours des 20 dernières années, de nombreux accords ont été signés entre le Sénégal, la Mauritanie et des pays européens, comme l’Accord Relatif à la Gestion Concertée des Flux Migratoires signé entre le Sénégal et la France en 2006. Le FFU (Fonds fiduciaire d’urgence pour l’Afrique), négocié en 2015, comprend également de nombreux budgets alloués à la lutte contre l’immigration dite irrégulière. Au total, ce sont des centaines de millions d’euros qui ont été injectés au Sénégal et en Mauritanie à cette fin.
L’accord du 7 mars, signé en Mauritanie, s’accompagne d’un budget de 210 millions d’euros d’ici fin 2024. Il s’agit d’une forte augmentation par rapport aux 80 millions d’euros reçus de l’UE depuis 2015. Plusieurs sources évoquent un budget total de 500 millions d’euros si l’on considère les fonds subsidiaires pour les projets d’infrastructures.
Alors que des pays voisins comme le Mali, le Niger et le Burkina Faso remettent en cause les partenariats avec certains pays de l’UE en matière de migration et dans d’autres domaines, cette coopération renforcée signifie de plus en plus d’argent pour des politiques répressives qui bafouent les conventions sur les droits humains, même si le langage gouvernemental tente de cacher cette réalité meurtrière. Pour comprendre leurs applications concrètes et les effets qu’ils auront, nous devrons surveiller ces accords.
Sous le titre positif de “Team Europe” les accords signés avec l’UE incluent la collaboration de Frontex, Europol et l’Agence européenne pour l’asile (EUAA). Avec le PMA, l’UE approfondit sa méthode, dans le but affiché de repousser les personnes en déplacement le plus loin possible du continent européen, de mener des procédures de demande d’asile accélérées et désindividualisées, et de faciliter l’expulsion, même pour les enfants, via des centres de transit fermés, afin de pouvoir expulser rapidement les personnes dont la demande d’asile est rejetée.
Si le gouvernement accepte ces accords, la question se pose de savoir si, à l’avenir, la Mauritanie recevra ces demandeurs d’asile déboutés, indépendamment de leur pays d’origine, afin qu’ils puissent ensuite être expulsés. Des milliers de personnes sont déjà détenues chaque année en Mauritanie dans de très mauvaises conditions, et la construction de nouvelles prisons financées par l’UE (“centres de détention”) est en cours. Une fois de plus, le régime frontalier mis en place par les Etats renforce le système carcéral et punit les personnes en mouvement qui continuent de lutter et d’exercer leur liberté de circulation !
5. Maroc
Des activistes d’Alarm Phone au Maroc affirment que
“Bien que le PEMA soit une nouvelle réforme, il est clair que ce qu’elle implique n’est qu’une continuation des mesures antérieures de limitation de l’immigration mises en place dès la création de Frontex. Le Maroc est connu pour avoir les gardes frontières parmi les plus sévères entre l’Europe et l’Afrique. Les mesures introduites par le Pacte européen étaient déjà en place depuis un certain temps, aussi bien aux frontières que dans les pays de transit comme le Maroc“.
La signature d’un nouvel accord sur la migration et l’asile entre le Maroc et l’UE est annoncée depuis mars 2024. Il est difficile de trouver des médias totalement indépendants sur cette question, car selon les activistes, ils sont filtrés, contrôlés et les contenus doivent être approuvés par l’État marocain, qui est à son tour financé par l’UE. Le discours officiel marocain se targue d’une gestion des flux migratoires respectueuse des droits humains comparé aux autres pays méditerranéens :
“(…) Bien que le Maroc soit l’une des principales routes migratoires vers l’Europe, il reste la route la plus sûre et la plus sécurisée. Les sauvetages en mer par les garde-côtes marocains sont quasi quotidiens, ce qui n’est pas le cas de l’autre côté de la Méditerranée, où les migrants sont abandonnés à leur sort ou redirigés vers des pays comme la Libye”.
La question de la reconnaissance par l’UE de la souveraineté marocaine sur le Sahara Occidental semble rester un enjeu de taille pour que le Maroc accepte de jouer le rôle de “gendarme de l’Europe” que le pays a toujours nié.
Si la ligne officielle est de refuser de se plier aux désirs de l’UE et de conserver sa souveraineté sur la gestion de ses frontières, la réalité sur le terrain est tout autre : les arrestations arbitraires et racistes se poursuivent massivement, et concernent même des personnes régularisées. Ces atrocités ne seront que renforcées par le PEMA, comme l’expliquent les activistes d’Alarm Phone présents sur le terrain, dans les chapitres suivants.
5.1 Tanger, Ceuta et la rue de Gibraltar
En introduisant des mesures qui restreignent la liberté de circulation, les droits à la protection internationale et à l’asile sont également limités. Au Maroc, les “migrant.e.s” sont généralement considéré.e.s comme une menace, tandis que les demandeur.euse.s d’asile sont considérés comme des réfugié.e.s potentiel.le.s. Par exemple, il est facile de justifier l’arrestation d’une personne qui n’a pas de papiers en règle, car elle peut être rapidement expulsée vers son pays d’origine, mais la législation marocaine sur les migrations, conformément au droit international, offre plus de protection aux demandeur.euse.s d’asile qu’aux migrant.e.s. Il est donc, en principe, plus difficile pour les autorités marocaines d’arrêter ces personnes, même lorsque leur demande est encore en cours de traitement. Cependant, dans la pratique, les autorités marocaines ignorent souvent la procédure formelle d’asile. En cas d’arrestation arbitraire, l’intervention des avocat.e.s du HCR est parfois nécessaire pour obtenir la libération des demandeur.euse.s d’asile.
Ces derniers mois, les activistes de AP Tanger ont pu constater que de nombreuses demandes d’asile étaient rejetées. Les autorités ont même refusé de traiter certaines demandes.
De nombreuses associations à Tanger sont financées par l’UE dans le but d’encourager les personnes migrantes à rester au Maroc. Par exemple, en termes de régularisation, en facilitant considérablement l’obtention de permis de séjour au Maroc pour les personnes originaires d’Afrique de l’Ouest ou d’Afrique centrale. Ces campagnes de régularisation sont menées par le gouvernement marocain pour encourager les gens à rester ne font que renforcer l’intention de l’UE d’externaliser ses frontières.
Des témoignages font également état de difficultés quotidiennes pour les personnes entrant à Tanger. Des policiers sont présents dans chaque bus et chaque train pour demander les papiers (permis de séjour) à toute personne noire africaine souhaitant se rendre à Tanger. Des activistes ont récemment été témoins du cas d’un jeune Guinéen en provenance de Rabat qui a sauté du train de peur d’être attrapé par la police à la gare de Tanger-ville, où il a été gravement blessé. Sur la côte également, des radars, des drones et autres dispositifs permettent de détecter les mouvements le long des plages, rendant pratiquement impossible le départ d’un convoi subsaharien depuis Tanger. Ces pratiques visent à satisfaire l’UE et à contribuer à limiter l’arrivée de personnes en Europe en renforçant les mesures de sécurité aux frontières. Les contrôles sont beaucoup plus stricts pour les Africains noirs que pour les Marocains, Pour preuve, le fait que la quasi totalité des bateaux renvoyés à Tanger depuis l’Espagne n’ont que des personnes maghrebines à bord et aucune personne noire.
Le PEMA va probablement aussi augmenter la criminalisation du travail d’Alarm Phone, car il devient de plus en plus difficile de communiquer sur les activités du réseau d’une manière qui ne puisse pas être interprétée comme illégale. Il est également plus difficile pour Alarm Phone de coordonner le sauvetage des personnes en détresse en mer. Avec les nouvelles mesures qui continuent à renforcer les frontières et à réduire le nombre de personnes prenant la mer, il est possible que les cas d’assistance soient de moins en moins nombreux. En outre, en raison des restrictions accrues en matière de migration, les activistes de Tanger ont vu de nombreuses personnes s’inscrire au retour volontaire et renoncer à leurs projets de voyage vers l’Europe.
Le fonctionnement des garde-côtes marocains et du Salvamento Maritimo espagnol (SM) a également été affecté au fil des années, par les politiques migratoires européennes. Le Salvamento Marítimo est une organisation civile, contrairement aux garde-côtes marocains qui est une organisation militaire. La zone dans laquelle l’organisation civile peut effectuer des opérations de recherche et de sauvetage a été réduite afin d’étendre le territoire de l’organisation militaire. En témoignent les rapports selon lesquels, depuis 2018, les activistes n’ont pas vu de bateaux du SM traverser vers le Maroc.
Dans le cadre de la sécurisation de la frontière, de nouveaux acteurs et de nouvelles formes de coopération sont apparus. Des forces auxiliaires ont été déployées en réponse aux récentes tentatives de groupes de personnes de franchir la barrière de Ceuta. Nous avons assisté à une escalade du nombre de forces de sécurité, financées par les accords de l’UE avec le Maroc.
Ce nouveau pacte renforce les lacunes des précédents pactes visant à limiter les migrations. Les gouvernements ont durci les choses, ce qui va à l’encontre de la lutte contre les frontières menée par des réseaux comme Alarm Phone. Par conséquent, en tant qu’activistes, nous devons savoir comment communiquer efficacement afin d’éviter d’être criminalisés. Néanmoins, comme l’a dit un activiste d’Alarm Phone : “Si nous sommes solidaires, si nous communiquons bien et si nous faisons preuve d’empathie, je pense que nous ne pourrons jamais être criminalisés. Et le travail se poursuivra jusqu’au bout du monde.”
5.2 Nador & Melilla
À Nador, la mise en œuvre du PEMA ne fait que renforcer les lois et les mesures oppressives déjà en place depuis longtemps. Le principal résultat attendu est un nouveau renforcement des contrôles aux frontières. Cela se manifeste déjà par une présence accrue des forces de sécurité marocaines dans les zones frontalières, en particulier autour de la barrière de Melilla. Les contrôles sont intensifiés non seulement le long de la frontière terrestre, mais aussi dans les zones côtières afin d’empêcher les tentatives de traversée par la mer (voir la section Nador de notre dernier rapport). Sur le plan juridique, les restrictions au droit d’asile ne sont pas nouvelles. “Les possibilités d’obtenir une protection internationale sont extrêmement limitées pour les migrants irréguliers”, commente A., membre de AP Nador, à ce sujet.
“La procédure d’asile reste opaque et difficile d’accès, en particulier pour les personnes migrantes qui n’ont souvent pas accès à l’information juridique ou à des avocats spécialisés.” (Pour plus d’informations sur les défis de la régularisation au Maroc, voir notre rapport régional de décembre 2023)
“Les réseaux de solidarité dans la région de Nador, bien que disposant de ressources limitées, continuent de résister aux mesures répressives mises en place dans le cadre du PEMA. Ces réseaux comprennent des associations locales de défense des droits de l’homme. Je crains d’autres conséquences néfastes sur les droits des migrants dans la région de Nador. Le renforcement des contrôles aux frontières, la criminalisation des migrants et la restriction de l’accès à l’asile constituent des défis majeurs auxquels les communautés locales et les réseaux de solidarité doivent faire face au quotidien,”
affirme A.
Nouvelles de la région de Nador
La migration via la route d’Alboran se poursuit, presque exclusivement par des citoyens marocains et pour un prix allant jusqu’à la somme faramineuse de 12 000 euros par personne. Après Nador et Dariush, l’utilisation de « bateaux fantômes » pour transporter les personnes en mouvement s’étend aux côtes d’Al-Hassima. L’AMDH de Nador soupçonne qu’il y a en fait plusieurs intérêts en jeu pour ne pas empêcher complètement les vedettes de se lancer vers l’Espagne :
“Il y a deux objectifs principaux derrière ce trafic de ressortissants marocains:
– politique : vider le Maroc et le Rif de ses jeunes pour dégonfler la crise sociale. Rappelons que cette migration forcée des jeunes marocains a considérablement augmenté après juillet 2017, date de la répression du Hirak du Rif.
– financière et rentière : après avoir chassé la migration subsaharienne du nord vers le sud, les côtes de Nador et Driouch sont désormais entièrement réservées à cette migration payante des Marocains. Des sommes colossales sont en jeu […] » (Source : post Facebook de l’AMDH du 1er juin 2024).
Les chiffres officiels estiment à environ 500 le nombre de mineur.e.s actuellement (mi-juillet 2024) à Nador, dans des conditions précaires, qui cherchent à quitter le pays pour se rendre en Europe. Et ce nombre semble être en augmentation.
« L’aggravation de la crise économique et sociale, l’effondrement du système éducatif et sanitaire, l’instrumentalisation politique du droit à l’immigration, à la mobilité et la fermeture totale des frontières Est et Nord poussent de plus en plus de mineurs et de jeunes à chercher tous les moyens de quitter le pays (…) »,
La situation des mineur.e.s non accompagné.e.s, également appelé.e.s “harraga”, est extrêmement difficile (voir également notre dernier rapport). Les autorités ne font pas grand-chose pour améliorer leur situation. L’AMDH a même rapporté en juillet la découverte qu’un centre dans la province d’Arouit/Nador, financé par l’Union Européenne afin d’héberger des mineur.e.s non accompagné.e.s, qui a été transformé, de façon très cynique, en caserne pour les officiers de police.
24 juin
Le 24 juin a été une nouvelle fois une journée remplie de colère, de douleur et de chagrin, car nous avons commémoré ce que l’on appelle “le massacre de Melilla”, lors duquel des dizaines de personnes ont été assassinées par les autorités à la barrière de Melilla en 2022 (voir également les rapports d’Alarm Phone ou de Caminando Fronteras). Nous, le réseau Alarm Phone, et beaucoup d’autres (le comité des Nations Unies contre la torture, des partis politiques, des organisations de défense des droits de l’homme, les parents des victimes) continuons à réclamer une enquête indépendante sur ces événements qui ont conduit à la mort d’au moins 37 personnes, principalement d’origine soudanaise. Le nombre total de victimes n’est pas clair, au moins 70 personnes sont toujours portées disparues à la suite de ces événements. Mais au lieu de soutenir une enquête indépendante, le chef de la Guardia Civil de Melilla, Arturo Ortega Navas, a défendu les actions de cette force de sécurité espagnole au cours de la journée du 24 juin. Il a même assuré qu’en cas d’événement similaire à l’avenir, les autorités n’agiraient pas différemment.
De nombreux corps ont été enterrés sans identification après ce massacre, et des familles sont toujours dans l’inconnu quant au sort de leurs proches disparus. Récemment, l’AMDH de Nador a pu recevoir l’information que dans les semaines précédant l’anniversaire du 24 juin, environ 51 corps, vraisemblablement des victimes du massacre, ont été enterrés silencieusement dans le cimetière de Sidi Salem/Nador, après avoir été conservés à la morgue pendant 2 ans avec beaucoup d’autres (voir : rapport de l’AMDH).
“La photo du carré des migrants au cimetière de Nador résume l’une des principales règles de la politique migratoire marocaine : une seule tombe porteuse d’une identité et convenablement construite au milieu de plusieurs dizaines de tombes précaires sans identité. Cette règle est la suivante : Identifier le moins possible de migrants morts ou tués et les enterrer dans des tombes précaires sans nom ni nationalité afin qu’ils disparaissent en quelques années. De cette manière, les responsables de ces politiques pensent pouvoir effacer toutes les violations commises à l’encontre des migrants, notamment le nombre de morts.” (Source : AMDH Nador)
De nombreuses personnes détenues lors du massacre du 24 juin ont été condamnées et sont toujours incarcérées. Mais la criminalisation des personnes en déplacement et des soi-disant réseaux de trafiquants n’est pas la seule à se poursuivre, les personnes qui aident à la fuite sont elles aussi sévèrement poursuivies. En avril, le ministère public espagnol a requis sept ans de prison pour un homme de 44 ans de nationalité marocaine et un ressortissant portugais de 60 ans, qui avaient tenté de cacher deux citoyens marocains sans papiers entre les roues avant d’un bus, à côté de circuits électriques, alors qu’ils voyageaient sur un ferry à destination de Motril, de l’autre côté de la mer d’Alboran.
La question reste de savoir qui sont les vrais criminels. Les gardes-frontières ayant eu recours à la violence, non seulement à la barrière, mais aussi en mer ne sont toujours pas poursuivis en justice. Le 22 août, une vidéo choquante a été partagée sur les réseaux sociaux. Elle montre une vedette de la Guardia Civil qui bloque un petit bateau en route vers Melilla avec 4 personnes à bord et qui finit par percuter leur embarcation sur le petit bateau utilisé par les migrants. C’est un miracle que tous les passagers aient survécu, Selon les sources de l’AMDH Nador, ils ont été incarcérés au Maroc.
6. Naufrages et personnes disparues
Le 12 avril, quatre cadavres sont retrouvés dans un bateau à la dérive au large de Carthagène, en Espagne.
Le 13 avril, neuf corps sont retrouvés par des pêcheurs brésiliens au large de la côte de Pará, dans le nord du Brésil. Les autorités pensent que la pirogue, probablement en route vers les îles Canaries, était parti de la côte mauritanienne. Elle aurait pu transporter au moins 25 personnes.
Le 16 avril, un cadavre est retrouvé sur la plage d’Aguílas, en Espagne.
Le 29 avril (2), un pétrolier aperçoit une pirogue penchée à environ 110 km de l’île d’El Hierro (Canaries). 9 survivants sont secourus. Ils étaient 51 à avoir quitté M’Bour (Sénégal) vers le 17 avril. 42 personnes ont perdu la vie.
Le 6 mai, un premier cadavre est rejeté sur la côte de La Gomera (îles Canaries). Les 7 et 11 avril, deux autres cadavres sont retrouvés sur les côtes de la même île. Les experts en courants marins de l’université de Las Palmas de Gran Canaria indiquent qu’il est peu probable qu’il s’agisse des victimes du naufrage secouru le 29 avril au sud d’El Hierro. Ces personnes ont probablement perdu la vie dans un autre naufrage (2).
Le 9 mai, Alarm Phone est informé qu’une pirogue est interceptée par les autorités mauritaniennes. Deux personnes ont perdu la vie en mer et une personne s’est évanouie à l’arrivée. les personnes survivantes déclarent avoir été laissées seules, sans soutien ni soins.
Le 3 juin, un jeune homme se noie au large de Nador, ne parvenant pas à rejoindre le bateau qui devait l’emmener sur la côte espagnole.
Le 4 juin, un cadavre est retrouvé sur la plage de Ceuta, Espagne. La personne aurait tenté de rejoindre la ville à la nage, car elle portait une combinaison de plongée et des palmes.
Le 5 juin, Alarm Phone signale la disparition d’une pirogue transportant 130 à 150 personnes, partie de Nouachott, en Mauritanie, une semaine plus tôt.
Le même jour, (2),(3) une pirogue est secourue au sud d’El Hierro (îles Canaries). Elle avait quitté Nouakchott (Mauritanie) les 25 et 26 mai. Le nombre de décès pendant le voyage et la dérive est estimé entre 12 et 50. Une personne non identifiée est décédée après avoir été transférée à l’hôpital. Caminando Fronteras a communiqué qu’une pirogue avec 95 personnes à bord avait quitté la Mauritanie en date du 25-26 mai.
Le 19 juin, une pirogue est retrouvée à 800 km des îles Canaries par un navire marchand. Selon les médias, elle est partie le 30 mai de Mauritanie avec environ 150 personnes à bord. Il y a au moins 6 morts et près de 80 personnes sont toujours portées disparues.
Le 23 juin, une pirogue avec 47 personnes à bord arrive à El Hierro, dans les îles Canaries, en Espagne. Les services de santé assistent les personnes et confirment le décès de l’une d’entre elles.
Le 1er juillet, 14 à plus de trente personnes meurent dans un naufrage près des côtes sénégalaises. Plusieurs personnes sont toujours portées disparues.
Le 1er juillet, comme le rapporte Alarm Phone, un naufrage se produit dans l’Atlantique. Une pirogue transportant 167 personnes originaires du Sénégal coule au large de la Mauritanie. Les autorités font état de plus de 50 personnes disparues.
Le 2 juillet, trois personnes sont toujours portées disparues lors d’une opération de recherche et de sauvetage au large d’Alicante, Espagne.
Le 4 juillet, au moins 87 personnes meurent dans un naufrage au large des côtes mauritaniennes. Seules 36 personnes survivent à la tragédie et plusieurs personnes sont toujours portées disparues.
Le 5 juillet, Alarm Phone signale qu’une pirogue transportant 63 voyageurs a quitté Nouakchott le 24 juin. Les recherches se poursuivent, mais la pirogue n’a pas été retrouvée.
Le 6 juillet, une pirogue avec 55 personnes arrive à El Hierro, dans les îles Canaries, en Espagne. Une personne est retrouvée morte dans la cale.
Le 7 juillet, une pirogue avec 151 personnes à bord arrive aux îles Canaries. Une personne n’a pas survécu à la traversée.
Le 8 juillet, un cadavre est retrouvé sur la plage de Ceuta. On pense que la personne est morte en essayant de nager du Maroc à Ceuta, en Espagne.
Le 10 juillet, un autre cadavre est retrouvé sur la plage de Ceuta, en Espagne.
Le 11 juillet, une pirogue avec 79 personnes à bord est secouru près de Ténérife, aux îles Canaries. Une personne est retrouvée morte.
Le 16 juillet, deux personnes décèdent à l’hôpital après leur arrivée aux îles Canaries, en Espagne. La pirogue avec 51 personnes à bord avait quitté le Sénégal une semaine auparavant.
Le 20 juillet, deux embarcations avec environ 130 personnes à bord sont secourues près de l’île de Lanzarote. Deux personnes n’ont pas survécu à la traversée.
Le 20 juillet, 196 personnes sont secourues lorsque leur embarcation coule à environ 160 km de Dakhla, Sahara. Parmi ces personnes, les autorités retrouvent une personne décédée.
Le 20 juillet, Alarm Phone est contacté par un bateau avec 64 voyageurs en détresse au large du Sahara. L’embarcation est à la dérive et prend l’eau. Alarm Phone déplore la perte de deux personnes qui ont perdu la vie dans l’Atlantique.
Le 21 juillet, un cadavre est retrouvé sur une plage près d’Almeria, en Espagne.
Le 6 août, une pirogue apparaît en République Dominicaine avec 14 corps sans vie. Six mois et demi plus tôt, 77 personnes étaient parties de Mauritanie.
Le 7 août, un cadavre est retrouvé sur la plage de Ceuta. La personne portait une combinaison en néoprène, ce qui indique qu’elle aurait pu tenter de rejoindre Ceuta, territoire espagnol, à la nage.
Le 11 août, une embarcation transportant 68 personnes est intercepté à 16 km au sud-ouest de Dakhla, au Sahara. Deux corps sont retrouvés sans vie.
Le 12 août, Alarm Phone signale que deux personnes ont péri au large de Dakhla, alors qu’elles tentaient de rejoindre l’Espagne à bord d’une embarcation transportant 75 personnes.
Le 13 août, Alarm Phone est informé par des proches de la disparition d’une embarcation transportant 59 personnes, parti de Laayoune (Sahara) en direction des îles Canaries, en Espagne.
Le 14 août, un cadavre est retrouvé sur la plage de Ceuta, en Espagne.
Le 15 août, trois jeunes gens sont portés disparus dans les médias après avoir tenté de rejoindre à la nage la ville espagnole de Ceuta la nuit précédente.
Le 15 août, un cadavre est retrouvé près d’Agadir, au Maroc.
Le 19 août, Alarm Phone est contacté par des parents à la recherche d’un bateau disparu qui a quitté Mostaganem, en Algérie, le 6 août avec un groupe de 11 personnes à destination de Carthagène, en Espagne. Onze jours plus tard, on ne sait toujours pas ce qu’il est advenu de ces personnes.
Le 30 août, Alarm Phone signale qu’un bateau transportant 12 personnes de Mostaganem, en Algérie, a chaviré près des côtes de Carthagène, en Espagne. 10 personnes ont pu être sauvées, mais deux personnes sont portées disparues.
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Concernant notre terminologie
Alarm Phone est un réseau d’activistes bénévoles. La plupart des membres d’Alarm Phone dans la région de la Méditerranée Occidentale et de l’Atlantique sont originaires d’Afrique de l’Ouest ou d’Europe. Par conséquent, nous sommes beaucoup plus ancré.e.s dans les réalités des communautés de personnes en mouvement provenants d’Afrique de l’Ouest que dans les communautés de Harraga du Maghreb. Cela conduit inévitablement à une sous-représentation des expériences de ce dernier groupe. La seule façon de remédier à ce problème est d’élargir notre champ d’action et de travailler à la construction d’une véritable communauté transnationale de résistance. C’est un travail lent et laborieux, mais nous nous y engageons.
Le langage que nous utilisons est important. Les mots que nous utilisons portent également le poids de leur histoire, et c’est une histoire de pouvoir. Nous luttons constamment pour voir le monde correctement et pour trouver la bonne description de ce que nous voyons. Il n’existe pas de point de vue unique qui puisse tout englober. Pour voir le monde correctement, nous avons besoin d’une vision kaléidoscopique. Ce rapport est un travail collectif. De nombreux auteur.ice.s n’écrivent pas dans leur langue maternelle et la plupart des témoignages sont rédigés dans une deuxième ou une troisième langue. Nous considérons cela comme une force. Nous ne souhaitons pas régimenter dans nos descriptions le langage de personnes riches de leurs expériences et de leur diversité de point de vue. Là où quelqu’un pourrait s’opposer à l’usage du terme « subsaharien », car il impliquerait une notion d’infériorité, et préférerait utiliser « Noir » ou « Africain noir », une autre personne pourrait rejeter la racialisation implicite de ces derniers termes. De même, certain.e.s d’entre nous évitent de parler de « migrants » et préfèrent mettre l’accent sur la personne en parlant de « personnes en mouvement », mais pour d’autres, ce langage est compliqué et peu naturel, et nous sommes fiers d’être des migrant.e.s. Nous avons laissé, dans la mesure du possible, les différents choix de terminologie des auteur.ice.s, en particulier lorsque l’auteur.ice est lui-même ou elle-même une personne en mouvement.