Travailleurs avec casques de protection sur un chantier de construction, date et lieu inconnus. Source: Pexels.com, stock de photos libres de droits
La migration, d’un point de vue européen, est souvent associée à des bateaux surpeuplés, à des personnes escaladant des barrières, à des images horribles de naufrages et aux actions prétendument héroïques de certains individus (blancs) et ONG (européennes). En tant que réseau de soutien aux personnes en mer, notre travail quotidien au sein d’Alarm Phone nous confronte à ces moments de vie et de mort en mer. Pourtant, cette focalisation sur l’horreur devenue normale risque de détourner l’attention de l’exploitation et de la souffrance quotidiennes dont sont victimes les personnes en exil. C’est pourquoi nous avons choisi de consacrer ce rapport à une forme particulièrement flagrante d’exploitation quotidienne : la manière dont les pays d’accueil et de transit exploitent la main-d’œuvre migrante et en tirent profit.
La suite de ce rapport se propose de décrire l’exploitation du travail des migrant·es dans l’État espagnol, dans différentes régions du Maroc et en Algérie. Ce rapport montre à quel point les conditions et les mécanismes d’exploitation sont similaires des deux côtés de la Méditerranée (et de l’Atlantique). Le capitalisme exploite et profite du fait que certains groupes sont marginalisés et sans papiers, qu’ils sont confrontés à des barrières linguistiques et qu’ils ont un accès limité à la protection juridique. Dans toutes les régions, nous pouvons observer combien les travailleur·euses migrant·es sans papiers sont sous payé·es, de 150€ à, dans de rares cas, 500€ par mois. (En ayant des papiers, c’est possible d’avoir un contrat et donc de meilleures conditions de travail). Il est choquant de constater que les personnes en exil ne gagnent pas forcément beaucoup plus d’argent une fois arrivées en Europe. Dans l’État espagnol, il faut en moyenne 7 ans et demi pour recevoir un permis de séjour et, avec lui, un statut moins précaire. Cette période est marquée par le sous-paiement, les abus et la violence. Que ce soit dans l’État espagnol, en Algérie, au Maroc ou dans tout autre pays, les travailleur·euses migrant·es perçoivent une rémunération bien inférieure à celle de la population locale, allant de 30 % à 60 % en moyenne (et dans les cas extrêmes de travail forcé, aucune rémunération du tout). Or, les personnes en exil travaillent généralement dans des secteurs où le travail est pénible : construction, agriculture, marchés, cuisines, nettoyage, travail en usine et, bien sûr, dans le secteur informel. Seule une petite partie d’entre elles bénéficient de conditions de travail (un contrat, des dispositions en matière de santé et de sécurité, des salaires corrects) qui répondent aux exigences légales en vigeur localement ou qui peuvent être considérées comme dignes. En outre, les femmes (ou toute personne qui n’est pas un homme cisgenre) subissent généralement des formes spécifiques d’exploitation. Les femmes gagnent moins que les hommes et sont plus fréquemment exposées au harcèlement sexuel. Lorsqu’elles sont “employées” en tant que travailleuses domestiques, elles sont particulièrement vulnérables à la violence et aux abus, comme le dit succinctement un rapport publié par l’association ALECMA en 2016 :
“La plupart des employeurs modifient l’objet du contrat verbal, les heures de travail ne sont pas conventionnelles. Celles qui dorment chez leurs employeurs travaillent plus de 08h par jour. Elles travaillent sans repos, insultées,maltraitées et violentées parfois.[…] En dehors des abus cités en amont, s’ajoutent le mépris, le racisme, la discrimination, l’absence de contrat écrit, absence de sécurité sociale, confusion des tâches (du ménage à la cuisine en passant par le baby-sitter).”
De nombreuses femmes migrantes sont exploitées sexuellement, soit pendant leur travail, soit quand elles sont forcées à cette activité génératrice de revenus. Nous partons du principe que la majeure partie du travail sexuel effectué par les femmes migrantes (ou les personnes d’un autre genre) est en fait de la prostitution forcée, soit parce que c’est en réalité leur seul moyen de survie, soit en raison d’une contrainte physique/psychologique réelle, et ne peut donc pas être considérée comme du travail en tant que tel, “travail” entendu ici comme une stratégie économique individuelle et volontaire. Nous ne voulons pas omettre ces formes d’exploitation ; c’est pourquoi nous avons inclus certaines informations dans ce rapport. Cependant, nous tenons à souligner que la traite des êtres humains, l’exploitation sexuelle et la prostitution forcée sont des phénomènes distincts de l’exploitation du travail et ne sont donc pas au centre de cette analyse.
En tant qu’ Alarm Phone, nous nous opposons à l’exploitation sexuelle, à l’exploitation du travail, notamment celle de tous les groupes vulnérables, y compris, bien sûr, celle des personnes en exil. Et nous croyons que la lutte contre les frontières et pour la liberté de mouvement implique de combattre les structures capitalistes qui créent une grande partie de la misère décrite dans cette analyse. Des conditions de travail horribles peuvent être le résultat d’un comportement individuel contraire à l’éthique (par exemple, celui d’un agriculteur raciste en Andalousie, ou d’un propriétaire d’usine cupide au Maroc), mais les gains énormes tirés de la main-d’œuvre migrante bon marché reviennent souvent aux grandes entreprises internationales, qu’il s’agisse d’énormes chaînes agroalimentaires, de constructeurs automobiles européens, de sociétés de pêche chinoises, etc. Ainsi, en portant un regard critique sur l’exploitation de la main-d’œuvre migrante en Afrique du Nord, nous devons également être conscient·es que les bénéficiaires de ces formes d’exploitation se trouvent souvent en Europe. En raison de sa situation géographique, cette analyse se concentre sur l’exploitation du travail dans l’État espagnol, mais les mêmes mécanismes sont à l’oeuvre dans n’importe quel autre pays européen. Les Européens (occidentaux, riches) veulent acheter des légumes bon marché et se reposer dans des lits fraîchement refaits par d’autres, dans des villages vacances de luxe – tout cela grâce au labeur des migrant·es. Les économies européennes ont besoin de main-d’œuvre bon marché, et ce besoin est satisfait des deux côtés de la frontière méditérranéenne, au détriment des personnes en exil.
2 Traversées maritimes et statistiques
Selon les statistiques de l’ONU, 9 420 personnes sont arrivées en Espagne par les voies non officielles entre fin juin et début octobre 2022. Contrairement à la tendance observée dans nos derniers rapports, la plupart d’entre elles se sont dirigées vers l’Espagne continentale (5 754), tandis que 3 666 personnes sont arrivées aux îles Canaries par la route de l’Atlantique. Nous leur souhaitons à toustes un accueil chaleureux et leur envoyons beaucoup de force pour continuer la lutte pour la liberté de mouvement et la liberté de s’installer dans des endroits où ces droits sont continuellement niés.
En général, l’immigration du Maroc et du Sahara Occidental vers les côtes espagnoles est moins intense aujourd’hui qu’auparavant. Le journal espagnol El Pais attribue cette baisse à la reprise des relations entre le Maroc et l’Espagne, suite au soutien du gouvernement Sanchez au plan d’autonomie marocain pour le Sahara occidental annoncé le 18 mars. Ce plan a été simultanément rejeté par l’Algérie, ce qui a entraîné une forte augmentation des départs des côtes algériennes vers les îles Baléares et la côte andalouse.
Expériences d’Alarmphone
Au total, Alarm Phone a été en contact avec 128 bateaux sur les routes de la Méditerranée occidentale et de l’Atlantique de fin juin à début novembre 2022. Parmi ceux-ci, 75 étaient en direction des Canaries.
En juillet et en août, Alarm Phone a traité 45 cas, 29 dans la région Atlantique et 16 entre le nord du Maroc et l’Espagne continentale. Parmi ces cas, 16 bateaux ont été interceptés par la Marine Royale ; dans l’un des cas, 18 personnes étaient portées disparues. Un cas comprenait en fait quatre embarcations dont deux ont été interceptées et les deux autres ont fait boza (“victoire”, le mot bambara pour les arrivées réussies). Vingt et un autres bateaux ont été secourus ou ont fait boza vers l’Espagne. Deux d’entre eux ont utilisé des jetskis comme moyen de transport. Tragiquement, dans l’un des cas, une femme et un enfant sont mort·es. Dans un autre cas, quatre personnes sont toujours portées disparues et on soupçonne qu’elles sont mortes.
Septembre et octobre ont été encore plus chargés que l’été. Au cours de ces mois, Alarm Phone a été sollicité pour 74 bateaux sur les routes de la Méditerranée occidentale et de l’Atlantique. Parmi eux, 29 ont très probablement été secourus vers l’Espagne. Dans un cas, un bateau a été intercepté et ramené à Boujdour ; trois personnes ont été retrouvées mortes à bord.
Au total, de juillet à octobre, dans trois cas, les personnes sont retournées au Maroc par leurs propres moyens. Malheureusement, dans l’un d’entre eux, les personnes se sont perdues dans le désert. Nous avons dû clore plusieurs dossiers sans avoir une idée précise de ce qui était arrivé aux personnes concernées. Un bateau en provenance du Sénégal avec 40 personnes à bord est toujours porté disparu. Nos cœurs et nos pensées vont aux personnes disparues en mer et à leurs proches.
3 Comment l’Europe profite de la main-d’œuvre immigrée bon marché : l’exemple de l’État espagnol
La loi espagnole ne permet d’entamer un processus de régularisation que deux ans après que l’arrivée ait été enregistrée. Mais les statistiques indiquent qu’il faut une période moyenne de sept ans et demi en situation irrégulière avant de pouvoir régulariser son droit au séjour. Pendant cette période, les personnes seront très probablement exploitées pour leur travail et ne bénéficieront d’aucune forme de protection sociale. En plus, leur statut de résident·e sera probablement conditionné par leur contrat de travail. Pendant la pandémie de Covid, beaucoup de gens ont perdu leur emploi, et avec lui, leur permis de séjour en Espagne. De nombreuses personnes se sont retrouvées à nouveau en situation administrative irrégulière. Dans des cas extrêmes, cela a touché des personnes qui vivaient en Espagne depuis 30 ou 40 ans et qui y avaient une famille.
Il est important de rappeler qu’un pourcentage très élevé de migrant·es arrive en Espagne par avion, principalement en provenance des pays d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale. Plus de la moitié d’entre elles et eux sont des femmes. Iels arrivent avec des visas touristiques de trois mois ou avec l’invitation d’un·e membre de leur famille. Seulement 4 % viennent du continent africain, sur de petits bateaux, sans visa. Pour ces personnes, la recherche d’un emploi sera plus longue, car il faut d’abord passer des mois dans des camps avant de pouvoir en sortir et enfin chercher un travail.
La barrière de la langue est également importante. Contrairement aux personnes venant d’Amérique du Sud et d’Amérique centrale, il est moins courant que les personnes africain·es parlent espagnol dès leur arrivée. Cela diminue leur capacité d’agir et leur possibilité de négocier avec leurs patrons ou de se battre pour leurs droits en cas d’abus.
3.1 Formes et secteurs d’exploitation à travers le pays
Les conditions précaires et les relations de travail abusives sont malheureusement des réalités bien trop présentes. Le manque d’accès aux informations concernant leurs droits et la peur d’être arrêté·e et expulsé·e sont les raisons les plus courantes pour lesquelles les personnes ne portent pas plainte contre l’exploitation au travail.
Selon une étude réalisée entre septembre et décembre 2020 à Tenerife par Daniel Buraschi, Natalia Oldano and Dirk Godenau, plus de la moitié des personnes interrogées estimaient avoir des conditions de travail pires que la population établie. Travailler sans contrat, faire des heures supplémentaires, gagner moins d’argent, effectuer des tâches qui ne font pas partie de la fiche de poste, sont parmi les formes d’abus les plus courantes. Bien que les conclusions de l’étude reflètent la réalité d’un lieu d’arrivée spécifique, d’autres éléments montrent que l’exploitation des migrant·es (sans papiers espagnols) est une caractéristique universelle de l’économie espagnole. La vulnérabilité est également plus grande pour les femmes. L’étude citée en référence montre que les femmes migrantes sont régulièrement soumises à des humiliations et à des harcèlements psychologiques et sexuels ; une couche supplémentaire de vulnérabilité est associée principalement au travail dans l’économie de l’hôtellerie et des soins.
Les articles de presse de ces derniers mois ont mis à jours des exemples concrets de l’exploitation des femmes migrantes. Des femmes travaillant dans le secteur des soins domestiques ont été contraintes de travailler sans pause ni vacances, sept jours sur sept. Une autre enquête a révélé des viols et des harcèlements sexuels omniprésents. Dans ce cas, l’employeur criminel était un propriétaire de l’agro-industrie qui servait également d’agent pour d’autres et menaçait les employées d’expulsion pour les faire revenir au travail après les avoir violées.
L’agriculture et l’élevage sont un autre secteur où l’exploitation de la main-d’œuvre immigrée a été mise en évidence par plusieurs études et par les médias du monde entier. Huelva, Murcia et Lleida sont les trois régions d’Espagne les plus tristement célèbres pour leurs pratiques. Dans ces régions, les abus et le mépris des droits humains et de l’environnement peuvent être considérés comme systémiques. L’industrie de l’abattage dans tout l’État espagnol est connue pour ses pratiques de travail répugnantes et exploitantes. L’Organisation Internationale du Travail estime que 12 millions de travailleuses et travailleurs migrant.es, sur les 169 millions que compte le monde, sont employé.es par des entreprises agricoles à l’échelle internationale. Elle estime également que 61,2 % de toutes les travailleuses et de tous les travailleurs agricoles de l’Union Européenne occupent un emploi informel. Dans le contexte d’une concurrence mondiale accentuée, l’agriculture industrielle a recours à la main-d’œuvre migrante comme main-d’œuvre moins chère et plus facilement exploitable. On estime que 27% de la main-d’œuvre agricole sur le marché du travail espagnol est d’origine étrangère, alors que les migrant.es ne représentent au total que 11% de la population du pays.
Un rapport du médiateur de 2019 sur la contribution des migrant.es à l’économie espagnole constate que la population migrante est employée principalement par les secteurs de l’hôtellerie, de l’agriculture, de la construction et du commerce. Les migrant.es originaires de pays plus pauvres ont tendance à être employé.es dans des emplois peu qualifiés où iels gagnent en moyenne 56 % de moins que les ressortissant.es espagnol.es. Les données montrent également que dans l’état espagnol, environ la moitié des travailleuses et travailleurs migrant.es (originaires des pays les plus pauvres) ont terminé leurs études secondaires ou ont un diplôme de premier cycle et sont en fait compétent.es pour occuper des postes plus qualifiés et mieux rémunérés.
3.2 Changements dans la législation et discours erronés sur la migration
En juillet 2022, le gouvernement espagnol a modifié la loi sur l’immigration dans le but de faciliter l’embauche par les employeurs de travailleur·euses dans leur pays d’origine et de régulariser les migrant·es qui se trouvent déjà dans le pays et y travaillent. Selon le ministre des migrations, José Luíz Escrivá, l’objectif de la réforme est de formaliser l’économie “informelle” et de la soumettre à la fiscalité et à la législation du travail, ainsi que de remédier à la pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs comme le transport, la construction, l’hôtellerie et le marché numérique. Une des mesures est la création d’une nouvelle procédure qui permet aux personnes en situation irrégulière depuis plus de deux ans d’obtenir un permis de séjour sur la base d’un apprentissage dans des métiers en tension. Cela montre clairement que toute campagne de régularisation menée par le gouvernement ne vise qu’à répondre aux besoins du marché du travail.
Les efforts juridiques visant à aborder la migration liée au travail de manière pragmatique ont récemment été appuyés par une campagne menée par la société civile et soutenant une référendum d’iniative populaire (ILP en espagnol) sous le slogan “Regularización Ya” (Régularisation maintenant). Cette initiative constitue une approche radicalement différente de celle adoptée par le gouvernement espagnol avec les récents changements législatifs. L’objectif de l’initiative est de recueillir 500 000 signatures de citoyens espagnols dans tout l’État, afin de régulariser à peu près le même nombre de migrant.es en situation irrégulière, indépendamment de leurs compétences professionnelles ou d’autres critères. La date limite pour la soumettre est le 23 décembre 2022. La proposition de loi devra ensuite être débattue et examinée par le parlement.
En ce qui concerne la sécurité sociale, les migrant·es contribuent davantage au système de protection sociale qu’ils n’en bénéficient. Ce fait est nié ou instrumentalisé par les partis de l’ensemble du spectre politique. Des études réalisées par les syndicats de travailleurs CCOO et CGT concluent que les immigré·es contribuent à environ 10 % de l’ensemble des prestations de sécurité sociale. Les personnes qui s’exilent ont tendance à le faire lorsqu’elles sont jeunes et à retourner dans leur pays d’origine avant leur retraite. Non seulement iels font plus que leur part du travail essentiel à la société en travaillant dans des domaines tels que la cuisine, le nettoyage, la santé, l’agriculture, l’élimination des déchets, etc., mais leurs salaires alimentent le système de retraite de l’État dont moins de 1 % de la population migrante finit par bénéficier.
En période de crise économique, les migrant·es se retrouvent en situation de vulnérabilité accrue, car leur statut administratif est dépendant de la profession qu’iels exercent. En outre, les migrant·es en situation irrégulière n’ont pas accès à la sécurité sociale et sont souvent contraint·es de migrer à nouveau lorsque les difficultés économiques se transforment en menace existentielle.
En refusant les droits fondamentaux aux citoyen·nes, l’État offre un cadre légal aux employeurs pour exploiter d’avantage. L’État joue le rôle de l’escouade d’intervention qui vous maintient dans le rang. La menace de perdre son logement, la crainte de ne plus pouvoir envoyer d’argent à sa famille ou que le regroupement familial ne fonctionne pas, sont des peurs omniprésentes et souvent exprimées. Derrière tout cela, il y a la menace permanente de l’expulsion. Les discours politiques qui dépeignent la migration comme génératrice d’une concurrence accrue sur le marché du travail ou comme créatrice de peu de ressources pour les services publics ne sont pas étayés par des données empiriques. Ces débats populistes tendent à détourner l’attention des problèmes économiques réels tels que le niveau trop bas du salaire minimum et l’austérité des politiques fiscales . Les migrant·es sont utilisé·es comme boucs émissaires. Cela déforme la réalité : en raison de l’exploitation à grande échelle de la main-d’œuvre migrante dans les sociétés européennes, les personnes en exil ne constituent absolument pas une “menace” pour la prospérité des sociétés européennes, mais sont considérées comme des marchandises, dont l’Europe profite.
4 L’exploitation de la main d’oeuvre migrante au Maroc et autour de l’Atlantique
Les personnes issues des communautés sub-sahariennes ont un dicton: “Pour manger l’argent marocain, il faut souffrir”. Le Maroc est une société extrêmement inégale, les élites sont économiquement très bien loties, mais une grande partie de la population (surtout rurale) vit dans la pauvreté. Deux tiers de toustes les Marocain.es qui souhaitent (ou envisagent) émigrer le feraient pour des raisons économiques. Évidemment, la situation économique est même pire pour les migrant·es Africain·es Noir·es, parce qu’elles se retrouvent dans des situations de vulnérabilité souvent plus importantes encore. Ce sont celles et ceux qui sont le plus facile à exploiter et à contrôler. Les syndicats marocains n’ont souvent pas les capacités de lutter pour les droits des personnes en déplacement. Le syndicat des travailleurs migrants ODT-TIM (Organisation Démocratique du Travail – Travailleurs Immigrés au Maroc) a été fondé en 2012 dans ce but précis mais semble être inactif dans la plupart des régions du pays en dehors de la capitale.
L’exploitation de la main-d’œuvre migrante au Maroc et au Sahara Occidental se retrouve dans environ cinq domaines. Il convient de noter que de nombreuses personnes passent d’une forme d’emploi à l’autre en se heurtant aux obstacles bureaucratiques de l’immigration et du racisme anti-Noir·e au Maroc. Par exemple, de nombreuses personnes se battent actuellement pour renouveler leur carte de résidence. L’une des raisons de cela est qu’un contrat de travail formel est requis, mais il est difficile d’accéder à un emploi formel si vous êtes racisé·e comme Noir·e. Les personnes Noir·es, même avec un statut de résident·e, ont tendance à travailler dans les grandes économies informelles du Maroc. Mais sans le statut de résident·e légal·e, il devient encore plus difficile de trouver un emploi formel. Cette situation sans issue crée une prophétie auto-réalisatrice : si vous êtes noir·e, vous êtes en dehors de la loi. Elle rend les “migrant·es” particulièrement vulnérables à l’exploitation. C’est un important exemple de racisme institutionnel.
1) Employé·es sans papier (travail informel)
Puisque les travailleuses et travailleurs n’ont pas de papiers, iels ne bénéficient pas des droits du travail ni de conditions de travail décentes. Ils et elles gagnent aussi peu que 50 à 100 DH (4 à 9 €) par jour (voir les sections Tanger, Oujda et Atlantique). Bien que les employeur·es soient toujours responsables des salaires impayés en vertu du droit du travail marocain, et cela même s’iels embauchent des travailleuses et des travailleurs sans papiers, de nombreuses personnes craignent de perdre leur emploi ou pire si elles portent plainte auprès des autorités. Même s’iels le font, beaucoup d’entre elles et eux sont sceptiques quant à l’efficacité des plaintes officielles pour améliorer leur situation. Pour les femmes, la situation est particulièrement grave. Les femmes ont tendance à travailler comme employées de maison, où elles sont souvent victimes d’abus sexuels. En fait, cela peut également toucher les jeunes hommes travaillant comme ouvriers agricoles. Le rapport de l’ALECMA a constaté qu’il existe de grands écarts entre le code du travail marocain et la réalité du travail domestique. En général, le travail dans cette catégorie est très mal payé, très exigeant et physiquement épuisant. Il n’est donc pas surprenant qu’il soit effectué en grande partie par celles et ceux qui ont le moins d’options.
2) Employé·es avec des papiers (travail formel)
Seulement un faible pourcentage des Africain·es Noir·es parvient à occuper des emplois avec des contrats et de meilleurs salaires. Il peut s’agir d’un emploi dans une association, généralement liée à la migration ou aux affaires sociales (voir les sections Oujda et Tanger). Les centres d’appels constituent une autre possibilité très répandue, surtout dans les grandes villes (Casablanca, Rabat) : où environ 30 à 40% des employé.es sont issus des communautés subsahariennes ; iels travaillent souvent pour des entreprises internationales ou françaises. Certains centres paient aussi peu que 2000 DH par mois, d’autres jusqu’à 4000 DH. Cependant, comme le rapportent les membres locaux d’Alarm Phone, il n’y a souvent pas de rémunération pour les heures supplémentaires, pas de congés payés, pas de cotisations à la sécurité sociale. Il arrive également que les salaires ne soient pas payés à temps ou qu’ils ne soient pas payés du tout, surtout lorsque votre permis de séjour a expiré. Une autre forme courante d’exploitation consiste à vous faire travailler en tant que “stagiaire”. Dans cette situation, vous êtes maintenu.e au bas de l’échelle en termes de salaire et de conditions, alors que vous faites le même travail que vos collègues moins exploité.es.
3) Travail indépendant dans le secteur informel
De nombreuses personnes migrantes travaillent dans le secteur informel, par exemple en vendant des marchandises sur les marchés, en créant une petite entreprise informelle ou en tant que marchand·e ambulant·e. C’est particulièrement le cas dans les grandes villes comme Tanger, Rabat et Casablanca et dans les lieux touristiques comme Fès, Meknès et Marrakech. Dans ce type de travail, elles sont plus que susceptible de subir des violences policières et des attaques racistes (voir les sections Tanger et Atlantique).
4) La mendicité
Il n’est pas toujours possible de trouver du travail dans l’économie informelle (voir section Nador). La mendicité dans les rues est souvent la seule option qui reste. Elle est surtout pratiquée par les femmes et constitue un travail très dur, sujet aux abus racistes et à la violence.
5) Travail forcé et trafic d’êtres humains
Certaines femmes sont amenées à venir au Maroc par la ruse, sous le prétexte d’être aidées à se rendre en Europe. Elles sont ensuite logées ensemble à leur arrivée. Isolées, elles sont obligées de faire la cuisine et le ménage pendant la journée et de vendre des services sexuels la nuit (voir section Oujda).
4.1 Tanger : les possibilités économiques sont rares
Une personne travaillant comme vendeur de rue sur les marchés de Tanger, Octobre 2022. Source : AP Tanger
Il n’y a pas beaucoup d’emplois pour les Africain·es noir·es sans résidence légale à Tanger, une situation difficile rendue plus dure par les arrestations de rue en cours et les déportations extra-légales. Mais les personnes migrantes créent leurs propres initiatives d’auto-emploi : par exemple, en revendant des téléphones, en installant des stands de nourriture africaine, en travaillant comme artistes. Il existe quelques initiatives de financement formelles pour les start-ups migrantes par le biais de certaines ONG de la ville, mais elles ne concernent souvent que les personnes ayant un statut de résident·e et/ou légalement enregistrées comme travailleurs ou travailleuses indépendant·es. Par conséquent, les groupes et les individus ou les associations de la communauté des migrant·es s’entraident parfois par le biais de financements ou de dons en nature ou en étant des client·es ou des patron·nes régulier·es. Iels s’informent également les un·es les autres des possibilités locales de travail et d’affaires et de régularisation du statut juridique, d’autant plus que les deux vont souvent de pair.
Les femmes travaillent souvent de très longues heures dans des tâches domestiques très pénibles (cuisine, nettoyage, entretien ménager, etc.) pour tout au plus le salaire mensuel minimum officiel au Maroc, soit 2500 DH (225 €). Les salaires ne sont souvent pas payés. Il est courant de travailler plus de 10 heures par jour sans pause. Parfois, les travailleuses domestiques vivent avec leurs employeurs ou employeuses et sont effectivement sollicitées chaque fois qu’on a besoin d’elles. De nombreuses personnes effectuent ce travail sans contrat officiel. Certaines femmes préfèrent mendier plutôt que de travailler dans de telles conditions. Certaines femmes travaillent dans des soi-disant “formations” temporaires. Ce travail est présenté comme une “action de bienfaisance” visant à aider les migrant·es africain·es noir·es à améliorer leur propre employabilité ; elles “apprennent” à faire des gâteaux de 8h30 à 17h00 tous les jours. Elles sont payées 500 DH pour deux semaines de travail à temps plein, avec des sanctions en cas de retard.
Il y a encore moins de travail pour les hommes migrants, et généralement ils gagnent également moins en mendiant. Certains se rendent le matin sur des chantiers de construction pour essayer de gagner 60 à 80 DH pour une journée entière de dur labeur manuel. Certains balaient les rues du centre de Tanger, engagés par les autorités locales. Certains vendent des fruits et légumes pour le compte de Marocains, mais cela nécessite de savoir parler l’arabe marocain. Ils remettent les bénéfices à l’employeur et sont payés 50 à 100 DH par jour. Certains travaillent par intermittence dans des usines de textile en fonction des besoins temporaires de main-d’œuvre. Souvent, les hommes migrants mendient, puis on leur propose des petits boulots mal payés à la place. Par exemple, un homme a promené un chien tous les jours pour 500 DH par mois, mais on lui demandait aussi de faire des petits travaux de jardinage sans frais supplémentaires. Un autre homme a été appelé dans la rue pour nettoyer un restaurant au fur et à mesure des besoins, mais on le faisait travailler si dur en utilisant des produits chimiques toxiques qu’il en est sorti avec des coupures et des brûlures. “Ils ne donnent que les emplois vraiment durs, ceux que les Marocains ne peuvent pas faire”, explique un militant d’AlarmPhone Tanger. “Ce sont les employeurs qui en profitent”, insiste une autre personne militante d’AlarmPhone et ancienne employée de maison. “Leurs salaires [c’est-à-dire ceux des Noir·es africain·es sans papiers] ne sont pas à la hauteur de leurs services. C’est beaucoup de travail pour peu d’argent ici”.
4.2. Meurtres de masse et exploitation par le travail autour de Nador et Melilla
87 personnes migrantes ont été criminalisées après le bain de sang du 24 juin, qui est devenu connu sous le nom de “massacre de Melilla”. Selon nos contacts, au moins 40 personnes ont été tuées et des centaines blessées à la barrière frontalière de la colonie espagnole de Melilla (pour plus d’informations, voir le rapport détaillé de Caminando Fronteras).
Les personnes arrêtées ont été divisées en six groupes et ont été poursuivies devant le tribunal de Nador. Jusqu’à présent, les peines prononcées vont de huit mois à trois ans de prison. Selon l’AMDH Nador (Association Marocaine des Droits Humains), qui suit de près les audiences, le tribunal a déjà prononcé des peines totalisant 221 ans de prison. Ces lourdes peines sont probablement une tentative de dissuader de futures résistances de masse à la barrière frontalière. Mais les véritables criminels sont évidemment les autorités espagnoles et marocaines, dont l’étroite collaboration a permis le massacre du 24 juin. Elle a également permis les déportations illégales (refoulements), dites ‘à chaud’ de 470 personnes du territoire espagnol vers le Maroc. Ceci est confirmé dans le rapport officiel du médiateur espagnol (Defensor del Pueblo).
De nombreuses personnes sont toujours portées disparues depuis le “massacre de Melilla”. De nombreux membres des familles recherchent toujours leurs proches mais ont des difficultés à obtenir un visa pour le Maroc afin d’enquêter sur place à leur propos. L’AMDH de Nador tente d’aider à la recherche en publiant des photos des disparu.es sur sa page Facebook et en publiant les noms des personnes exilées qui ont été envoyées en prison. C’est un triste constat que les familles soient soulagées de trouver le nom de leur proche parmi les personnes condamnées, car la crainte plus profonde est que leur proche fasse partie des personnes tuées anonymement lors des événements meurtriers du 24 juin. Seulement 23 des personnes impliquées sont nommées et reconnues comme mortes par les tribunaux marocains, mais un plus grand nombre est enterré sans identification appropriée et beaucoup d’autres sont toujours portées disparues. Cela suggère que le nombre réel de mort·es pendant le massacre est beaucoup plus élevé.
Depuis les événements du 24 juin, les autorités ont tenté à maintes reprises d’éloigner les personnes migrantes de la frontière espagnole. Le 16 octobre, par exemple, elles ont soudainement attaqué un camp composé principalement de ressortissant·es soudanais·es au sud de Gourougou. Les forces marocaines sont arrivées à 4 heures du matin, alors que tout le monde dormait, et ont arrêté 17 personnes.
La main d’oeuvre migrante à Nador
Contrairement à Rabat et Casablanca, la région de Nador n’est pas une zone où les Africain·es noir·es viennent pour travailler. Ils et elles viennent pour traverser la mer. Et, comme dans toutes les zones frontalières, la répression à l’égard des ressortissant·es non marocain.es est beaucoup plus forte afin de priver les gens de leur droit de circuler. Il n’y a pratiquement aucune chance pour une personne exilée de trouver du travail dans l’économie formelle à Nador et dans ses environs. “La mendicité, c’est le travail le plus reconnu à Nador” commente un contact local. Il explique que les emplois officiels ne sont possibles qu’avec un permis de résidence valide délivré par la ville de Nador, qui est très difficile à obtenir. La plupart des personnes migrantes vivent illégalement autour de Nador, et mendier est leur moyen de survie dans la région. Une autre option informelle consiste à gagner un peu d’argent en vendant des marchandises provenant de différents pays africains. Malgré les difficultés mentionnées précédemment, certaines personnes parviennent à trouver du travail dans l’économie formelle par le biais d’ONG ou dans l’industrie hôtelière et la restauration. Avec les ONG, les gens peuvent gagner entre 2500 DH (~225 €) et 8000 DH (~720 €), les restaurants paient 1800-2500 DH. Si les contrats de travail sont officiels, c’est possible de s’adresser aux syndicats de travailleur·euses pour qu’ils soutiennent les personnes victimes d’exploitation. S’ils ne sont pas officiels, il n’y a rien à faire si les personnes ne veulent pas perdre leur source de revenu, aussi faible soit-elle.
4.3 La zone d’Oujda et de la frontière Algérienne: modèles économiques différents, formes d’exploitations similaires
Dans la région d’Oujda, et plus généralement dans l’est du Maroc, il y a deux types de travail pour les personnes migrantes. Celles qui ont des papiers et sont en situation administrative régulière peuvent avoir accès aux formes officielles de travail. Celles qui ne sont pas dans cette situation doivent trouver des façons officieuses de gagner de l’argent.
Pour les personnes avec papiers il y a quelques emplois dans des associations locales qui travaillent dans le domaine de la migration. Il s’agit principalement de travail autour des questions de santé, ou de travail de soutien communautaire, comme accompagner des personnes de communautés migrantes dans des hôpitaux ou services sociaux. Certaines personnes redistribuent des dons. Pour finir, il y a aussi des emplois d’accompagnement social et dans des activités de loisir. La majorité des travailleur·euses n’ont pas de contrat de travail adéquat. Iels sont engagé·es comme « bénévoles ». La rémunération est très basse. Iels gagnent entre 1500 Dh (soit 135 €) et 5400 Dh (soit 485€). On ne retrouve ce plus haut salaire que dans quelques cas spécifiques, où la personne a rempli le même rôle pendant des années. Il y a eu dernièrement des rapports de postes avec de bons salaires trouvés dans des associations locales, mais il s’agit de cas très rares.
Il est aussi possible de trouver du travail dans un centre d’appel. Beaucoup de compagnies Françaises sous-traitent leur service après-vente à des compagnies Marocaines pour profiter d’une main-d’oeuvre à bas prix. La plupart des Marocain.es – selon bien sûr leur classe sociale – ont de meilleures options, il s’agit donc principalement d’étudiant·es migrant·es qui font ce travail à côté de leurs études. Les salaires sont très bas, les gens n’y travaillent donc pas très longtemps.
Les personnes qui n’ont pas de papier de résidence doivent tenter de gagner leur vie en passant par le secteur informel. Cela peut être en travaillant sur les marchés, en faisant de tout, de la vente de légumes jusqu’au chargement de biens. Il s’agit généralement de travail difficile que les citoyens Marocains ne veulent pas faire si ils ont de meilleures options – le même phénomène que l’on observe dans les sociétés européennes. Les femmes trouvent du travail ménager dans les maisons et magasins. Les hommes peuvent trouver du travail dans les champs ou le lavage de voitures, ainsi que le lavage et séchage de tapis qui est un travail très éprouvant. D’autres peuvent travailler comme mécaniciens, un travail qualifié et demandé mais mal payé. Comme dans toute situation de travail informel il y a le risque que le patron refuse de verser le salaire. Il n’y a pas de cadre légal pour faire payer l’employeur, et toute interaction avec les autorités porte en elle le risque de se faire arrêter. Les personnes migrantes sont confrontées à des formes variées d’exploitation sur leur lieu de travail. Parfois iels s’accordent avec l’employeur d’un salaire et finissent par recevoir moins que ce qui à été négocié. Il n’y a évidemment pas de moyen de porter plainte puisqu’il n’y a pas de contrat pour appuyer leur parole. Les membres locaux d’Alarm Phone donnent un exemple avec la situation suivante :
« Il y a trois migrants qui avaient obtenu du travail dans un champ qui est très loin du centre ville, mais il n’y avait pas de transport pour se rendre là bas. Ils ont donc été emmenés par le patron et ont travaillé de 6h du matin à 6h du soir, sans nourriture, et à la fin de la journée ils ont été jetés dehors, sans argent, et ont dû retourner à pieds jusqu’au centre ville. Il y a eu un autre migrant qui a travaillé pendant un mois dans un centre de lavage auto, et le patron lui a donné tous les travaux les plus difficiles, comme porter les tapis lourds et mouillés. Finalement l’employeur à refusé de le payer et l’a jeté dehors. »
Beaucoup de femmes qui font du travail domestique le font dans des conditions très difficiles et pour un salaire très bas, et la plupart du temps ne reçoivent pas leur salaire à la fin du mois.
Un tierce aspect de l’exploitation au travail est celui du travail forcé. Même s’il ne s’agit pas d’un modèle dominant de l’exploitation économique, il existe quand même. Il est en général organisé par des personnes qui participent a l’économie informelle des frontières, des personnes qui font partie de réseaux de trafics ou qui exploitent des gens rendus vulnérables par la nécessité de s’impliquer avec des passeurs. Comme reporté précédemment, les femmes et les mineurs doivent payer plus pour traverser la frontière Algéro-marocaine. Cela les rend particulièrement vulnérables au travail forcé. Plus largement, n’importe quelle personne ne pouvant pas se payer la traversée est susceptible de subir ces abus. Certaines personnes piégées de la sorte, particulièrement les femmes (enceintes) ou les femmes avec des enfants et les mineurs isolés, sont forcées à la mendicité. Il est possible d’y gagner entre 100 et 200 Dh par jour, mais tout doit être redonné à leur exploiteur sous ce qu’ils prétendent être le remboursement du loyer, de la nourriture, et de la dette inhérente a leur passage au Maroc. Pour faire court, il s’agit d’un travail de servitude. Les patrons on un pouvoir énorme, et les biens personnels peuvent être fouillés à n’importe quel moment, ce qui rend quasi impossible le fait d’essayer de cacher de l’argent pour soi.
Une autre forme grave d’exploitation est la prostitution forcée. Encore une fois, c’est principalement les femmes qui en sont les victimes. Nous n’avons pas beaucoup d’informations sur ce sujet, car les femmes et les structures qui les exploitent sont toujours bien cachées, et les femmes exploitées de cette façon ne restent pas à Oujda très longtemps. On peut dire qu’il y a là un vaste et dangereux marché pour les gens, en particulier les femmes. Il y a des femmes qui mendient le matin et doivent travailler comme prostituées la nuit, et tout ce qu’elles gagnent est pour la personne qui les exploite. Ce n’est en aucun cas une vie que des femmes ont choisi de leur plein gré. Plus particulièrement les plus jeunes femmes qui sont forcées à se prostituer ne restent pas longtemps à Oujda. Peu après leur arrivée, elles sont emmenées à Marrakech, Rabat, Casablanca ou Agadir, pour travailler, puis certaines partent vers l’Europe, mais via le même réseau d’exploitation.
D’autres personnes sont asservies en tant que travailleureuses domestiques. Il s’agit principalement de mineur·es non accompagné·es. Iels sont obligé·es de faire tout le travail domestique, laver la vaisselle, faire les courses, préparer les repas pour tout le monde, nettoyer la maison, faire la lessive. En échange, iels ont à manger et ne paient pas de loyer, mais il n’y a pas de salaire. Ces mineur·es vivent dans des conditions atroces. Iels vivent parfois dans une chambre avec plus de 10 personnes et travaillent toute la journée.
4.4 L’exploitation des travailleur·euses migrant·es autour de la route des Canaries
Traversées maritime / situation générale
Selon les données de l’UNHCR, au 30 Octobre 2022, 14 206 personnes sont passées avec succès en Europe par la route des Canaries depuis le début de l’année. Alarm Phone a accompagné 17 bateaux en Juillet, 21 en Août, 22 en Septembre et 15 en Octobre sur ce trajet dangereux. Bienvenue sur les Îles Canaries à chaque personne qui est arrivée ! De Juillet à Octobre, le nombre d’arrivées a oscillé entre pas d’arrivées du tout certaines semaines et jusqu’ environ 800 arrivées pour la troisième semaine de Septembre.
Les arrivées sur les Îles Canaries se font désormais essentiellement sur les îles de Lanzarote et Fuerteventura. Les départs ont tendance à se faire davantage depuis le sud du Maroc (Tantan, Guelmim) ou Laayoune, plutôt que plus au sud au niveau du Sahara Occidental (Boujdour, Dakhla). 57 % des arrivées se font sur ces deux îles de l’est de l’archipel de Canaries, alors qu’il s’agissait de 41 % des arrivées en 2021 et 10 % en 2020. Les infrastructures de Lanzarote ne permettent pas d’accueillir un grand nombre de personnes et l’île a vite été dépassée quand, par exemple, à la mi-octobre, plus de 700 personnes sont arrivées en quelques jours. Ce manque de moyens a été dénoncé par Manuel ait depuis longtemps : acheminer plus de bateaux de secours vers les Canaries, et plus de ressources en vue des mois d’hiver qui arrivent, où le nombre d’arrivées est en général élevé. En tant qu’Alarm Phone nous soutenons entièrement ces revendications !
Un autre changement semble également se produire, il s’agit de l’augmentation des départs vers les Iles Canaries d’encore plus au nord du Maroc, de villes telles que El Jadida, Casablanca, Salé ou même Kenitra. Selon le chercheur Marocain Ali Zoubeidi, ceci est dû à la sécurisation des endroits de départs existants plus au sud. D’après notre expérience, les personnes qui partent de ces villes plus au nord sont presque exclusivement d’origine Marocaine.
Si nous regardons vers le Sénégal, de l’autre côté de milliers de kilomètres de plage qui constitue les zones de départs, nous pouvons observer une autre tendance : il y a des départs fréquents, mais ils sont souvent interceptés par la marine Sénégalaise (avec l’aide de Frontex). Les membres d’Alarm Phone Dakar ont eu vent de manœuvres conjointes entre Frontex et les marines Sénégalaises et Mauritaniennes. Selon leur sources, Frontex affrète des navires privés pour patrouiller sur les côtes Sénégalaises et Mauritaniennes. Résultat, plusieurs bateaux ont été interceptés en Juillet, Aout et Septembre.
Bateau intercepté par la Marine Nationale Sénégalaise le 12 Juillet. Source : AP Dakar
Un bateau avec à son bord environ 200 personnes a réussi à naviguer jusqu’au Sahara Occidental, pour se retrouver sans assez d’essence pour atteindre les Canaries. Ils sont ensuite retournés au Sénégal, où les dernières 19 personnes ont été emmenées à Saint-Louis. Cependant, malgré de nombreuses interceptions, il reste des bateaux du Sénégal qui arrivent sur les Îles Canaries. 109 personnes ont ainsi été secourues sur un de ces bateaux et ont été emmenées à Tenerife le 22 Septembre.
Exploitation des travailleur·euse·s migrant·e·s sur les Îles Canaries
Sur les Iles Canaries, comme dans n’importe quel endroit touristique, l’exploitation des travailleur·euse·s migrant·e·s est très commune dans les hôtels et les restaurants. Il y a un nombre incalculable de personnes en exil qui ont dénoncé le fait de n’avoir pas été payées pour leur travail dans ce secteur. La construction et l’agriculture sont les deux autres secteurs les plus impliqués dans l’exploitation des personnes exilées. On peut aussi trouver quelques personnes vendant des objets dans les rues ou sur les plages. Les ports sont également des endroits où l’on peut voir du travail informel ou illégalisé (chargement ou déchargement de cargos, travail sur les bateaux de pêches, etc.). Pour finir, le secteur du soin est un grand exploiteur des femmes qui ont migré. Elles sont souvent dans des situations désespérées, du fait d’avoir des enfants ou des adultes à charge à la maison, et doivent de ce fait accepter n’importe quel type de travail, même dans les pires circonstances. L’invisibilité de leur situation fait qu’elles sont particulièrement vulnérables à n’importe quel type d’abus.
Un avocat travaillant à Tenerife résume la situation de la manière suivante :
« Nous atteignons des niveaux d’exploitation proches de l’esclavage. J’ai de plus en plus de cas de personnes qui travaillent en échange juste d’un toit et de nourriture. J’ai le cas actuel de trois jeunes hommes qui travaillent beaucoup d’heures chaque jour dans une boulangerie, de 4h du matin jusqu’on ne sait quelle heure. L’un d’eux a des papiers, et donc un contrat, mais il travaille dans des conditions similaires aux deux autres. Leur employeur leur donne 180€ par mois. Mais parce qu’ils les laissent rester dans une petite pièce à côté de la boulangerie, dormir sur des matelas à même le sol, une part de ces 180€ est retirée en tant que paiement pour le loyer. »
Tandis que les conditions de travail sur les Iles Canaries sont difficiles pour beaucoup de communautés différentes ou groupes de personnes migrantes, les personnes Noires font souvent l’expérience d’une forme spécifique de discrimination, que l’avocat illustre avec l’exemple suivant :
« J’ai parlé à un homme du Sénégal, un ouvrier du bâtiment qualifié qui vit ici depuis trente ans. Il travaillait à la construction d’un centre commercial. La compagnie avait besoin d’accélérer l’ouverture, les travailleurs ont donc dû faire beaucoup d’heures supplémentaires pendant des semaines, bien plus que le nombre autorisé d’heures supplémentaires de 40h/semaine. Ces heures supplémentaires étaient compensées, pas officiellement bien sûr, mais elles ont été payées à tous les travailleurs, excepté pour les trois travailleurs Noirs de l’équipe. »
L’exploitation des travailleur·euse·s migrant·e·s au sud du Maroc/ Sahara Occidental
La situation économique au Sahara Occidental et au sud du Maroc est catastrophique pour une large part de la population. Par exemple, le taux de chômage à Laayoune est autour de 60 % – et est beaucoup plus élevé au sein des communautés de personnes migrantes. Les membres d’Alarm Phone Laayoune estiment à seulement 5 % le nombre d’exilé·es de la zone qui ont accès à un revenu stable. Les salaires sont bas, les travailleur·euse·s migrant·e·s ne gagnent pas plus de 100 Dh/jour, ce qui équivaut à 9€. En comparaison, les travailleur·euse·s Marocain·es sont payé.es 120/130 Dh/jour. De plus, les patrons retiennent souvent les salaires, et il est souvent difficile pour les travailleur·euse·s de se battre pour leurs droits étant donné qu’il n’y a pas de syndicat dans la région pour représenter le droit des travailleur·euse.s étranger·es. Parfois, la médiation entre l’employeur et l’employé·e droit être pris en charge par des association communautaires ou culturelles locales.
Les conditions de travail sont difficiles, spécialement dans les zones ou les personnes migrantes travaillent : la construction, l’agriculture, l’élevage ( les troupeaux de chameaux dans le désert), et congeler et conditionner le poisson dans les usines.
Vu que les emplois sont rares, la plupart des gens qui veulent voyager travaillent dans le secteur informel. Cela implique le commerce itinérant, vendre des objets au marché (peintures, crèmes pour le corps, bijoux et accessoires, téléphones portables). Dans ces conditions, iels sont encore plus exposé·es à la violence policière permanente.
Les membres d’Alarm Phone Laayoune rappellent que la fréquence des rafles ne cesse d’augmenter. La police fait des rafles dans les maison des migrant·e·s au milieu de la nuit, ou les arrête dans les rues ou les marchés dans le but de les déloger de force. A Tan-Tan il y a eu quelques exemples de réussite pour empêcher la police d’entrer dans les appartements des personnes exilées avec l’aide des voisin·es, mais iels restent exposé·es à la police en travaillant dans les rues.
Les femmes travaillent souvent comme mendiantes, demandant de l’argent dans les parcs publics, devant les mosquées, etc. Comme alternative, elles travaillent dans le ménage, pour un salaire très bas, seulement 1500Dh/mois (135€). Quand elles travaillent comme travailleuses du sexe elles ne gagnent que très peu, tel que 50 Dh (4.50€) par client.
5 Algérie : entre le besoin d’une main d’oeuvre bon marché et les politiques racistes envers les Subsaharien·nes
5.1 Situation générale
Comme nous l’avons montré dans d’autres analyses, le caractère répressif du cadre juridique algérien ( la loi de 2009 contre les « départs illégaux ») n’a pas empêché l’augmentation du nombre de traversées entre l’Algérie et l’Espagne – au lieu de cela, il a simplement augmenté la criminalisation. Ces quatre derniers mois, et sur de très courtes durées, on a vu des pics dans le nombre des traversées depuis l’Algérie. Par exemple, en seulement 48 heures, les 20 et 21 juillet, 200 personnes qui avaient quitté l’Algérie ont été secourues au large des côtes de l’Andalousie. Sur la même période, bien que la distance entre la côte algérienne et les Baléares soit plus importante, cet archipel espagnol a également vu de nombreuses arrivées de personnes algériennes (environ 50).
Moins de deux mois plus tard, les 10 et 11 septembre, plus de 500 personnes sont arrivées en Espagne depuis l’Algérie, soit en Andalousie, soit aux Baléares. Si toutes ont pu atteindre saines et sauves l’état espagnol, des disparitions et des décès se produisent régulièrement sur cette route migratoire. En août, deux bateaux venant d’Algérie ont fait naufrage et 13 personnes sont mortes en mer. Nos pensées vont vers leurs familles et leurs proches.
5.2 Expulsions de Subsaharien·nes
Alarm Phone Sahara relate souvent des expulsions « non officielles » de migrant·es, de l’Algérie vers le Niger. Les personnes victimes de ces expulsions massives sont surtout des Africain.es noir.es qui vivent et travaillent en Algérie, pour un certain nombre depuis des années. Les personnes déplacées dans ces convois « non-officiels » sont toujours laissées au « Point Zéro », dans la zone frontière entre l’Algérie et le Niger, au milieu du désert. Elles doivent marcher 15 kilomètres dans le désert avant d’atteindre Assamaka, la première ville nigérienne après la frontière algérienne. Cette pratique des forces de sécurité algériennes met toujours en danger la vie des déplacé·es.
« De Tamanrasset au Point Zéro sur la frontière avec le Niger, les gens sont entassés à l’arrière de camions où ils doivent rester pendant des heures, sans pouvoir s’asseoir correctement, avec très peu de pauses, des provisions insuffisantes en eau et en nourriture, et sans possibilité d’aller aux toilettes. La violence des forces de sécurité est habituelle dans les centres de détention, comme pendant le transport. » [Source: AP Sahara]
Pendant les mois d’Août et Septembre 2022, au moins 4747 personnes ont été expulsé.e.s d’Algérie au Niger selon les lanceurs d’alerte d’Alarm Phone Sahara à Assamaka. Le nombre de personnes expulsées depuis début 2022 monte alors à au moins 17105.
Face à la répression et à la violence, les personnes en mobilité s’organisent et résistent. Il est important de relater le mouvement de protestation qui a éclaté fin août dans les camps de migrant·es de l’OIM à Agadez et à Arlit, au Niger (OIM : Organisation Internationale pour les Migrations, ONU). Ce mouvement est bien documenté par nos camarades d’Alarm Phone Sahara. Les manifestant.es ont dénoncé les terribles conditions de vie dans les camps. De plus, iels ont massivement manifesté contre les prétendus « programmes de retours volontaires » mis en place en Algérie par l’OIM. Iels ont expliqué que l’organisation avait cessé, au moins en partie, de reconduire les personnes dans leur pays d’origine, notamment le Mali. S’ajoutent à cela des plaintes contre le traitement inéquitable de groupes d’origines différentes dans l’organisation du transport de retour. En outre, le versement de subsides promis à l’arrivée dans les pays d’origine pour ces prétendus « retours volontaires » ne fonctionne pas, selon plusieurs sources. Pour plus de détail sur ces mouvements de protestation, voir l’article d’Alarm Phone Sahara.
Manifestation de migrant·es au camp de l’OIM à Agadez, 28 août 2022. Source : AP Sahara
Alarm Phone Sahara signale également une manifestation le 19 septembre : “…un groupe de plus que 100 migrant.e.s sénégalais.e.s du camp de transit de l’OIM à Agadez ont marché d’Agadez vers Niamey sur la route Agadez-Tahoua. Ils protestaient contre la gestion de leur situation par l’OIM et réclamaient leur retour au Sénégal après des mois d’attente et de blocage.”
Source: AlarmPhone Sahara
5.3 La main d’oeuvre migrante en Algérie
L’Algérie est connue depuis 2016 comme un lieu stratégique pour les Africain·es Subsaharien·nes en provenance d’Afrique centrale et occidentale (Cameroun, Nigéria, Mali, Guinée-Conakry, Sénégal). Traditionnellement, l’Algérie était un pays de transit pour ces populations en route vers l’Europe. Au cours de la dernière décennie, le pays est devenu une destination pour les personnes des pays proches à la recherche de meilleurs salaires.
Selon les estimations de l’OIM, entre 150 000 et 225 000 Africain·es Subsaharien·nes vivaient dans le pays en 2017. Il est notable qu’à partir de 2016/2017, le travail des migrant·es est devenu une question cruciale pour les autorités publiques, et on peut trouver de nombreux articles et rapports d’ONG dans la presse de cette période. Cela peut s’expliquer par la tension entre d’une part, le besoin économique de l’Algérie en main-d’œuvre bon marché et, d’autre part, la politique xénophobe d’arrestation et de déportation des Africain·es noir·es, qui est devenue systématique depuis cette période.
Selon notre camarade et militant Fouad Hassan de la Ligue Algérienne pour la Défense des Droits Humains (LAADH) à Oran :
« L’écrasante majorité des migrants subsahariens en Algérie sont des travailleurs originaires d’une dizaine de pays de l’Afrique de l’Ouest, en grande partie de la Guinée Conakry, du Mali et du Cameroun. La présence des travailleurs migrants est relativement faible par rapport à l’année 2018, celle des grandes rafles. Ceci s’explique par les interminables opérations de rafle et d’expulsion qui n’ont nullement cessé durant la période allant de 2019 à 2021, la période de la pandémie du coronavirus incluse. Ainsi, même si ces expulsions ont diminué en nombre et en ampleur, elles restent toujours la première crainte quasi-quotidienne du migrant subsaharien présent dans le pays. »
Dans un article de Jeune Afrique en 2016, Abdelmoumen Khelil, secrétaire général de LAADH, résume ainsi la situation :
« À certains moments, les autorités ont reconnu qu’ils étaient nécessaires au développement de l’économie pour couvrir le manque de main d’œuvre au niveau des travaux publics et de l’agriculture. Cette main d’œuvre a bénéficié aux villes de l’intérieur et du Sahara et c’est un fait qui n’est pas assumé sur le plan politique. »
En fait, les Africain·es Subsaharien·nes sont devenus une force de travail qui représente une grande partie de la main-d’œuvre de nombreux employeurs en Algérie (voir le même article). Dans certains cas, des permis de travail occasionnels ont été délivrés et dans des régions comme Oran et Ouargla, des contrats informels ont été signés entre les entreprises et les responsables locaux afin de laisser travailler les travailleur·euses migrant·es.
Depuis que l’Algérie est devenue un pays de transit, puis de destination, pour de nombreuses personnes originaires de pays subsahariens, les membres de ces communautés ont subi une forte répression, une traque, des arrestations et des déportations. Nous avons à plusieurs reprises documenté ces politiques racistes dans nos rapports. Par exemple, dans la région d’Alger, les arrestations se font dans la rue, au domicile des personnes ainsi que sur leur lieu de travail, rapporte la journaliste Leila Beratto dans un reportage radio. Les travailleur·euses étranger·es n’ont pas droit à une couverture sociale. Pourtant, l’Algérie a ratifié en 2004 la Convention Internationale pour la protection des Droits des travailleurs migrants. Depuis, des accords bilatéraux ont été signés avec la plupart des pays de départ. La loi 08-11 du 25 juin 2008 précise qu’un « étranger désirant résider en Algérie en vue d’exercer une activité salariée ne peut bénéficier d’une carte de résident que s’il est titulaire d’un permis de travail, d’une autorisation de travail temporaire ou d’une déclaration d’emploi de travailleur étranger ».
La loi de 2008 criminalise le “séjour irrégulier sur le territoire algérien”, avec le risque, en cas de condamnation, d’une peine de prison pouvant aller jusqu’à cinq ans et d’une amende. La loi rend les migrant·es plus vulnérables face aux abus. Lorsqu’iels sont victimes d’abus au travail, de violences ou d’agressions, iels ne peuvent pas porter plainte sans risquer d’être poursuivi·es pour “immigration illégale”. En outre, l’Algérie ne dispose pas d’un cadre approprié pour le droit d’asile, bien que l’État ait ratifié la Convention de 1951 relative au statut des réfugié·es. La constitution a été modifiée en 2016, mais aucune loi afférente à cette modification n’a été adoptée par la suite. Globalement, l’inaction des systèmes législatif et administratif a prouvé l’absence de volonté politique d’améliorer la situation des ressortissant.es non algérien.nes, ce qui se traduit par un accès encore plus difficile au travail légal pour ces dernier.es.
Selon les contacts locaux, les hommes Africains Noirs travaillent surtout dans l’ agriculture et la construction. Les femmes gagnent généralement de l’argent comme employées de maison, femmes d’entretien ou travailleuses du sexe (dans ce cas, les femmes subissent une exploitation spécifique, avec quasiment aucun accès aux soins de santé et aux droits). Elles trouvent également des moyens de gagner leur vie au sein de la communauté, comme l’explique cet article du journal français Le Monde :
« Pour les femmes, le travail au sein de la communauté migrante est devenu la norme : cuisine de plats traditionnels vendus 200 dinars à d’autres migrant.es, coiffure et revente de produits traditionnels achetés dans leur pays d’origine comme les lotions de dépigmentation ou les pagnes. »
Les hommes Africains Subsahariens travaillent généralement sur les chantiers de construction. Il faut noter que les conditions de travail difficiles sont mises en place par des entreprises multinationales basées dans le pays : elles profitent du manque de protection du travail et de la discrimination à l’encontre des personnes en mobilité. Par exemple, un homme Guinéen explique qu’il a travaillé pendant plusieurs années pour des entreprises non algériennes : d’abord une entreprise espagnole qui sous-traitait une partie de ses activités en Algérie, puis une entreprise chinoise. Il affirme que malgré les conditions de travail épouvantables que lui et ses collègues ont rencontrées (il les compare à de l’esclavage), les autorités algériennes ne les ont jamais protégés. Leur seul intérêt, dit-il, est le même que celui des entreprises : “faire de l’argent”.
En 2017, le gouvernement algérien a octroyé une régularisation partielle à des personnes en situation irrégulière dans le pays, tout en continuant à déporter massivement les Subsaharien·nes vers le désert du Niger. La politique de persécution envers les travailleur·ses migrant·es accentue leur vulnérabilité dans la société algérienne.
6 Naufrages et personnes disparues
Au cours de la période couverte par ce rapport (juillet à novembre 2022), Alarm Phone a été témoin de sept cas de détresse grave en Méditerranée occidentale et dans l’Atlantique. De nombreuses personnes sont mortes parce que les secours sont arrivés avec retard. Nous comptons plus de 130 décès et environ 400 disparitions au cours de ces quatre mois, tout en étant conscients du nombre beaucoup plus important de cas non documentés.
Naufrage près de Dakhla d’un bateau qui avait quitté le Sénégal mi-juillet. Source : AP Dakar
Nous sommes stupéfaits par la violence ouverte qui a eu lieu dans trois cas d’interception lorsque la police marocaine et la marine algérienne – des gardes-frontières formés par l’UE – ont ouvert le feu pour empêcher les gens de circuler. (Voir les cas du 21 juillet, 12 septembre, 22 octobre.) Nos condoléances vont à toutes les personnes qui meurent le long des frontières et à leurs proches. L’absence de passage sûr, les restrictions en matière de visas et le manque de liberté de circulation sont les causes de ces décès. Forcés de travailler dans des conditions d’exploitation et de danger, rien que dans l’État espagnol, une part importante du demi million de travailleur·euses en situation irrégulière subit de graves préjudices ou perd la vie. Un exemple s’est produit le 22 avril 2022, lorsqu’une personne endormie est morte dans sa cabane lorsque celle-ci a pris feu.
Nous voulons commémorer toutes les personnes qui meurent en silence et de manière invisible à cause de l’exploitation néocoloniale de la main-d’œuvre migrante dans les plantations, les serres et les usines.
Le 8 juillet, Alarm Phone est contacté par un bateau en détresse qui a quitté Akhfenir, au Maroc, avec 71 personnes à bord. Un jour plus tard, le centre de coordination martitime MRCC Rabat confirme que le bateau a été retrouvé et ramené au Maroc. Les personnes sont restées en mer pendant deux jours, et pour deux d’entre elles, les secours sont arrivés trop tard ; elles s’étaient déjà noyées.
Le 14 juillet, deux bateaux sont secourus à environ 90 kilomètres au sud-ouest de Lanzarote, avec un total de 78 personnes à bord. Sur l’un des bateaux, une femme et une fille sont retrouvées mortes d’après le Centre de Coordination d’Urgence et de Sécurité des Iles Canaries.
Le 16 juillet, un cadavre portant une combinaison en néoprène est retrouvé flottant à quelques mètres du rivage de la plage de La Almadraba, à Alicante, en Espagne. Il s’agit vraisemblablement d’un jeune homme d’origine marocaine qui tentait de rejoindre la côte espagnole à la nage.
Le 20 juillet, Alarm Phone est appelé par un bateau en détresse urgente avec 29 personnes à bord, parti de Tan-Tan, au Maroc. Les autorités de secours sont immédiatement informées, mais le secours est retardé. Lorsqu’il arrive enfin, quatre personnes sont portées disparues.
Le 20 juillet, un corps sans vie (cette fois encore, vêtu d’une combinaison en néoprène) est retrouvé à proximité de l’ancienne prison pour femmes de la colonie espagnole de Ceuta. Le cadavre a été identifié comme étant d’origine marocaine et est considéré comme étant probablement une victime du régime meurtrier des frontières.
Le 21 juillet, Kamal est tué par la marine algérienne. Il avait émigré en Espagne mais voulait retourner en Algérie pour se rendre sur la tombe de sa mère, récemment décédée. Il a été abattu sur les plages d’Oran, en Algérie.
Le 26 juillet, un naufrage se produit entre Tan-Tan et Tarfaya, au Maroc. Des proches signalent à Alarm Phone que 29 personnes ont survécu et 19 sont mortes. 16 corps sont retrouvés. Selon les survivants, il y avait 55 personnes à bord, et non 48 comme indiqué initialement. Cela signifie qu’entre 3 et 10 personnes sont portées disparues.
Le 27 juillet, un naufrage a lieu dans les eaux internationales. Le bateau avec 14 personnes à bord était parti deux jours auparavant de Mostaganem, en Algérie. Seules deux personnes peuvent être sauvées, 12 personnes sont toujours portées disparues.
Le 4 août, une personne meurt à bord d’un navire militaire mauritanien après que celui-ci ait intercepté un bateau avec plus de 100 personnes à bord. Les personnes sont emmenées dans la ville côtière de Nouadhibou, en Mauritanie.
Le 9 août, six personnes se noient au large des côtes algériennes. Six personnes survivent, et plusieurs personnes sont toujours portées disparues.
Le 10 août, un bateau avec 63 personnes à bord est intercepté alors qu’il se dirigeait vers les îles Canaries. Selon les autorités de sauvetage, un homme est retrouvé mort.
Le 13 août, trois personnes sont retrouvées mortes dans un bateau de 45 personnes qui a été secouru près de Fuerteventura, en Espagne.
Le 16 août, selon des proches informant Alarm Phone, un naufrage de 54 personnes se produit au large de Tarfaya, au Maroc. Le MRCC de Rabat ne répond pas aux appels pour confirmer et pour plus de détails sur le naufrage.
Le 18 août, quatre camarades de lutte pour la cause des migrants et des droits humains meurent dans un accident de la route près de Diffa, dans le sud-est du Niger : Éric Alain Kamden, Moustapha Moussa Tchangari, Dan Karami et Djibril Diado Amadou. Cette information est partagée par Alarm Phone Sahara.
Le 19 août, un bateau avec au moins 62 personnes à bord est porté disparu auprès d’Alarm Phone par des parents et amis. Le bateau a quitté Tan-Tan, au Maroc pour les îles Canaries le 10 août. Salvamento Marítimo nous informe qu’ils ne les ont pas retrouvé·es.
Le 21 août, cinq personnes meurent lorsqu’un bateau pneumatique avec 56 personnes à bord chavire dans la région de Lamsid, à 60 km au nord de la province de Boujdour. Selon des sources d’information en ligne, 13 personnes sont toujours portées disparues. Le naufrage s’est produit près de la côte en raison de mauvaises conditions météorologiques : les vagues dépassaient deux mètres de hauteur et le vent atteignait 50 kilomètres par heure.
Le 22 août, deux corps sont retrouvés sur la plage de la colonie espagnole de Melilla.
Le 25 août, nous apprenons par un site internet sénégalais qu’un bateau avec plus de 100 personnes en transit, parti en juillet de Rufisque, au Sénégal, a disparu. Depuis lors, il n’y a plus aucune trace du bateau et de ses passager·es.
Le 27 août, un homme est secouru à Xàbia, en Espagne, et est probablement le seul survivant. Il rapporte qu’un bateau avec 16 personnes à bord en provenance d’Algérie a chaviré. Jusqu’à présent, huit corps sans vie ont été retrouvés le long de la côte au sud d’Alicante, en Espagne.
Le 27 août, une femme meurt en tentant d’entrer en Espagne. Le corps d’une femme Marocaine de 25 ans a été retrouvé par la Guardia Civil dans le coffre d’une voiture lors d’un contrôle frontalier dans le port d’Algeciras, en Espagne.
Le 28 Août, un bateau avec 14 personnes à bord fait naufrage. Il est parti plus de huit jours plus tôt de Chled en Algérie en direction de l’Espagne continentale . Seulement une personne a pu être sauvée, plusieurs corps ont été retrouvés, des personnes restent disparues.
Le 30 Août, trois corps sont retrouvés près de la côte d’Alicante en Espagne. Les enquêtes indiqueraient que les personnes voyageaient à bord d’un bateau qui aurait quitté Oran 10 jours plus tôt avec 14 personnes, une seule personne a survécu. Sept corps sont retrouvés le long de la côte sud de l’Espagne. On ne sait pas s’il s’agit de la même tragédie.
Le 4 Septembre, Alarm Phone est contacté par un bateau parti de Tan-Tan, au Maroc, avec 54 personnes à bord en situation de détresse extrême. Deux personnes sont déjà mortes lorsque la Marine Marocaine arrive. Les survivants sont ramenés au Maroc.
Le 7 Septembre, un corps est retrouvé dans la province de Chefchaouen au Maroc. Il est suspecté que la personne soit morte en essayant de rejoindre l’UE par la mer.
Le 10 Septembre, un corps est retrouvé dans les eaux de la colonie espagnole Melilla. Il est identifié comme étant celui d’un jeune homme d’origine Maghrébine. Il semblerait qu’il se soit noyé en essayant de rejoindre la ville espagnole.
Le 12 Septembre, 52 personnes tentent de partir pour les Iles Canaries en bateau depuis Afkhenir au Maroc. La police les a repéré lors de leur départ et a ouvert le feu. Une jeune femme est tuée, deux hommes sont blessés, deux autres sont renversés par une voiture. Celleux qui ne sont pas blessé·es sont détenu.es et plus tard envoyé·es à la frontière Algériene, à Oujda, ou dans le désert.
Le 12 Septembre, un corps est retrouvé à moins de 4km au large de la côte de Roquetas, Alméria, Espagne.
Le 14 Septembre, un corps est retrouvé le long de la côte de Ceuta.
Le 16 Septembre, un corps est retrouvé à Ribera Beach, Ceuta.
Le 18 Septembre, les restes d’une personne échouent à Lamsid, 60km au nord de Boujdour, Sahara Occidental. Deux jours plus tôt, un jeune homme est retrouvé mort par des pêcheurs au large des côtes de Laayoune, Maroc.
Le 25 Septembre, un bateau fait naufrage au large de la côte de Murcia en Espagne. Trois survivants sont retrouvés les jours qui suivent, mais au moins trois personnes sont portées disparues.
Le 1er octobre, un navire marchand trouve un bateau pneumatique avec un survivant et quatre personnes décédées, à 278 kilomètres au sud de Gran Canaria, en Espagne. Selon le survivant, leur bateau était parti avec 34 personnes 9 jours plus tôt.
Le 3 octobre, un corps est retrouvé à la surface des eaux des eaux de Carthagène, en Espagne. Selon les médias, il s’agirait d’une personne en déplacement depuis l’Afrique du Nord qui aurait tenté de rejoindre l’Espagne.
Le 5 octobre, le Centre de Documentation des Violations a constaté la mort d’au moins 18 personnes qui ont péri dans un naufrage dans les eaux territoriales algériennes. Le bateau est parti d’Oran, en Algérie, le 2 octobre. Seul un jeune homme a survécu au naufrage.
Le 08 octobre, nous perdons tout espoir pour deux bateaux transportant une centaine de personnes disparues sur la route de l’Atlantique. Ils sont portés disparus depuis environ deux semaines dans des conditions météorologiques terribles. Les autorités espagnoles ne disposent pas non plus d’informations sur ces personnes.
Le 11 octobre, un bateau avec 56 personnes à bord est secouru alors qu’il se dirigeait vers les îles Canaries. Une femme est retrouvée morte.
Le 11 octobre, un corps est repêché sur le rivage de la zone de Tamaya, à environ 28 km au nord de la ville de Dakhla, au Sahara occidental. La personne est probablement morte en essayant de rejoindre les îles Canaries, en Espagne.
Le 13 octobre, Alarm Phone est alerté par un bateau avec 56 personnes en détresse. En raison du retard de l’opération de sauvetage, seulement 30 personnes survivent.
Le 20 octobre, 21 personnes dans deux bateaux sont secourues dans la mer d’Alboran. Le corps d’une personne est retrouvé flottant dans l’eau.
Le 22 octobre, Faouzia Baccouche meurt après avoir été abattue par les Algériens lors de l’interception d’un bateau pneumatique avec 13 personnes à bord dans la région d’Ain el-Turk, près d’Oran, en Algérie. L’AMDH de Nador affirme que la femme a été abattue lorsque les personnes à bord du bateau ont refusé d’obtempérer aux instructions des autorités algériennes, pendant l’interception.
Le 31 octobre, deux personnes meurent avant d’atteindre la côte d’Almería, en Espagne. Ces personnes se sont probablement noyées en étant violemment contraintes de sauter du bateau. Une autre personne est gravement blessée et est transportée à l’hôpital.