Un rapport collaboratif d’Alarm Phone et LIMINAL.
Principales conclusions
- Il n’y a pas eu de tentative de sauvetage manifeste du côté français malgré les appels à l’aide émis par téléphone et aux navires de pêche français. Aucun bateau français n’a non plus escorté cette embarcation, comme c’est le cas habituellement.
- Le naufrage s’est produit après que l’embarcation ait atteint le navire de pêche Arcturus. Avant cela, elle prenait l’eau mais continuait sa route et parvenait à naviguer.
- Le naufrage s’est produit pour les raisons suivantes :
- des personnes paniquant et se levant dans l’embarcation,
- des plaques de métal et de bois endommageant le fond de l’embarcation.
- L’équipage de l’Arcturus a d’abord secouru 11 nageurs qui ont atteint leur navire. La plupart des personnes étaient encore coincées à bord de l’embarcation, qui a dérivé.
- Lors du sauvetage ultérieur des personnes piégées dans l’épave, l’équipage de l’Arcturus n’a pas semblé déployer les dispositifs de sauvetage que les personnes auraient pu utiliser pour rester à la surface en attendant d’être sorties de l’eau par des sauveteurs. (De tels dispositifs ont été utilisés dans une situation précédente, presque identique, où il n’y a pas eu de victimes).
- Il semble que l’Arcturus n’ait pas immédiatement communiqué la gravité du naufrage aux garde-côtes de Douvres, ni émis de signal de détresse (MAYDAY RELAY) pour l’embarcation naufragée, ce qui a probablement retardé l’intervention et causé un grand nombre de victimes.
- De tels naufrages, survenant au moment du sauvetage en raison des paniques et surcharge à bord, sont un risque connu dans les procédures opérationnelles des garde-côtes britanniques pour le sauvetage des embarcations de migrants.
Néanmoins, nous pensons que la rhétorique « arrêtons les bateaux » (stop the boats) du gouvernement britannique, qui met l’accent sur la dissuasion et la criminalisation plutôt que sur le sauvetage et la protection, augmente la probabilité de ces incidents mortels.
Introduction: Des questions sans réponse
De nombreuses questions sans réponse entourent les événements de la nuit du 14. Avant tout : qui sont ces personnes mortes et disparues ? Près d’un an plus tard, les autorités n’ont toujours pas émis de communiqué révélant leurs identités. Le nombre exact de personnes encore portées disparues n’a pas non plus été communiqué. Sans ces informations, comment pouvons-nous collectivement porter le deuil de ces personnes mortes à la frontière ou exiger des autorités qu’elles rendent des comptes ?
Notre premier rapport a également soulevé des questions concernant les garde-côtes des deux pays : Pourquoi cette embarcation n’était-elle pas accompagnée d’un navire français comme il en est d’usage? Pourquoi ce délai entre l’alerte initiale et le lancement d’une opération de recherche et de sauvetage du côté britannique ? Malgré toute la surveillance exercée sur les plages françaises et le détroit du Pas-de-Calais, pourquoi semble-t-il que cette embarcation ait été inconnue des autorités jusqu’aux premiers appels à l’aide ? Qu’est-ce qui a réellement provoqué la dislocation de cette embarcation et la chute des personnes dans l’eau ? Les décès qui en ont résulté auraient-ils pu être évités ?
Malheureusement, bon nombre de ces questions, en particulier celles qui concernent l’opération de recherche et de sauvetage, restent sans réponse aujourd’hui. Les demandes répétées que nous avons adressées aux garde-côtes britanniques pour obtenir leurs dossiers concernant cet incident, en vertu des lois sur la liberté d’information, ont été refusées dans l’attente de la publication du rapport de la Marine Accident Investigation Branch (service d’enquête sur les accidents maritimes).. Toutefois, certains faits ont récemment été révélés par les témoignages présentés lors du procès pénal d’un survivant adolescent accusé d’avoir été à la barre cette nuit-là, et d’être responsable de la mort d’autres personnes à bord. Nous nous sommes déjà exprimés sur la façon dont la police et les médias tentent de faire de son procès un exemple, le désignant comme un « passeur criminel » alors que d’autres survivants l’ont décrit comme un passager parmi d’autres.
Des membres d’Alarm Phone ont observé ce procès et présentent ici leurs principales conclusions sur les causes du naufrage. Notre analyse est basée sur les témoignages des survivants, dont des extraits sont inclus dans le texte afin de mettre en exergue leurs voix et de faire ressortir leurs expériences de cette nuit-là. Dans ce rapport, nous nous concentrons sur les événements entourant le naufrage lui-même plutôt que sur le sujet du procès pénal – à savoir si des infractions en matière d’immigration ont été commises ou non, ou si la contrainte subie par le conducteur après avoir initialement refusé de conduire le bateau et avoir été « agressé et menacé de mort ».
Des appels à l’aide ignorés
Notre rapport initial indiquait que le premier appel à l’aide de l’embarcation en détresse était un message vocal WhatsApp et une position GPS dans les eaux françaises reçus par Utopia 56, une association française qui vient en aide aux personnes qui traversent la frontière, peu avant 2 heures du matin, heure britannique. Dans ce message, R., qui a témoigné lors du procès, a déclaré que l’embarcation prenait l’eau et qu’ils n’avaient « rien pour le sauvetage… [ni] pour la sécurité ». (Dans ce message, on pouvait encore entendre le moteur de l’embarcation tourner en bruit de fond). A 02h02, Utopia 56 a téléphoné aux garde-côtes français à Gris-Nez pour les alerter de la situation et leur transmettre la position de l’embarcation. Dans son témoignage, R. a déclaré qu’il avait également téléphoné directement à la police française, leur disant : « nous avons des problèmes, l’eau monte et nous avons besoin d’aide urgente ».
Malgré ces appels au secours, les données du système d’identification automatique AIS ne montrent pas qu’un navire de sauvetage français ait été immédiatement envoyé pour aider ces personnes. En revanche, un communiqué de presse du gouvernement français indique que le CROSS Gris-Nez a demandé à un navire marchand se trouvant dans la zone de surveiller l’embarcation tout en établissant une liaison avec les garde-côtes de Douvres pour l’envoi d’un navire de sauvetage britannique.
En l’absence de tout navire de sauvetage à proximité, plusieurs survivants ont déclaré avoir cherché de l’aide auprès des bateaux de pêche qu’ils apercevaient. Le conducteur a dirigé l’embarcation vers le bateau de pêche le plus proche, mais il ne leur porta pas assistance.
« Ce bateau de pêche, nous pensions pouvoir l’approcher… C’étaient des pêcheurs français et ils ne sont pas venus à notre secours… » (Y. d’Afghanistan)
« On criait, on hurlait et on disait qu’on était en train de couler. On n’arrêtait pas de crier et de demander à l’aide, à l’aide, à l’aide. Ils venaient, regardaient, disaient non et s’en allaient. » (Y.)
S’étant vu refusé toute assistance par le premier bateau, l’embarcation s’est redirigé vers un autre.
« Plus loin, il y avait un autre bateau, alors nous avons essayé d’y aller. Nous avons crié, mais l’autre bateau ne nous a pas répondu. » (W. d’Afghanistan)
Le bateau suivant que l’embarcation a rejoint était l’Arcturus. Il pêchait des coquilles Saint-Jacques dans les eaux britanniques, mais lorsqu’ils se sont approchés, il semble que l’équipage ne les aient soit pas remarqués, sinon ignorés.
« Lorsque nous nous sommes approchés de ce bateau, je pense qu’ils étaient occupés à pêcher des poissons. » (W.)
« Nous nous sommes rapprochés des pêcheurs, ils étaient en train d’attraper du poisson. Nous avons crié et hurlé, ils nous ont d’abord ignorés, jusqu’à ce que nous nous approchions suffisamment. » (Y.)
Les difficultés rencontrées pour attirer l’attention des pêcheurs ont plongé les personnes à bord de l’embarcation dans une détresse croissante, au point que certaines aient pris les choses en main pour se faire secourir.
« Les gens [à bord de l’embarcation] étaient d’abord heureux qu’ils allaient nous aider, mais ils n’ont rien fait, on a crié et crié, puis certains ont commencé à se jeter à l’eau. » (D. d’Afghanistan)
Un homme a d’abord sauté de l’embarcation et a nagé vers le bateau de pêche. Il s’est agrippé au matériel de pêche qui était dans l’eau, ce qui a « amené les pêcheurs à nous remarquer, parce que le bateau bougeait ». (Y.)
« L’un des hommes a réussi à atteindre l’autre bateau. Il criait, mais il n’y avait pas de réponse. Finalement, quelqu’un est venu. » (W.)
Le nageur a attiré l’attention de l’équipage de l’Arcturus, mais les autres voyageurs sont restés sur l’embarcation. L’eau pénétrait à l’intérieur, mais l’embarcation elle-même était intacte. Cela allait changer.
Panique à bord : l’embarcation fait naufrage
D’après les témoignages, il semble que lorsque le nageur a atteint l’Arcturus, l’embarcation a continué à s’approcher du bateau de pêche afin que tous puissent être secourus. Cependant, une fois l’embarcation arrivée, il n’était pas clair si et comment le bateau de pêche allait les secourir.
« Ils ont dit qu’ils ne savaient pas comment nous sortir de l’eau. Ils ont dit qu’ils allaient appeler la police pour obtenir de l’aide. Ils ont tiré l’homme depuis les chaînes vers le pont. Nous étions encore 45 sur le bateau. » (Y.)
« Ils n’ont pas embarqué les gens, ils ont dit qu’ils allaient appeler la police. » (D.)
Cette hésitation et confusion a conduit les personnes dans l’embarcation à être de plus en plus désespérées d’être secoures, et les témoignages décrivent que tout le monde s’est levé pour mieux attirer l’attention de l’équipage de l’Arcturus ou essayer de monter à bord.
« À ce moment-là, tout le monde s’est levé et s’est précipité pour se secourir elles mêmes en rejoignant le bateau de pêche. » (Y.)
Ce mouvement de panique a eu des conséquences dramatiques pour l’embarcation, et tous les témoignages décrivent le naufrage qui en a résulté.
« On criait mais l’autre bateau ne répondait pas. … à ce moment-là, il y a eu un bruit d’éclatement et le bateau est parti en morceaux, puis nous avons commencé à hurler. » (W.)
« Les gens criaient, ils hurlaient et ils bougeaient, à ce moment-là le bateau s’est brisé. » (F. d’Afghanistan)
« Tout le monde a commencé à se lever. Dès qu’ils se sont levés, le fond a cédé. Si j’étais resté assis, ils m’auraient écrasé. » (W.).
En se levant, le poids total des quelque 45 personnes à bord s’est concentré uniquement sur le plancher du canot pneumatique. Auparavant, les personnes étaient également assises le long des boudins, le poids étant réparti plus uniformément.
Le poids des personnes sur le plancher ne semble pas avoir été le seul facteur contribuant au naufrage.
Des plaques de métal et de bois rigidifiaient le plancher du canot pneumatique. Bien qu’elles aient été installées pour tenter d’apporter un meilleur soutien au fond du canot pneumatique, les bords tranchants des plaques ont percé le caoutchouc. Sous l’effet conjugué du poids, des mouvements des personnes et des planches posées sur le plancher, le fond du canot pneumatique s’est déchiré sous les personnes. Très rapidement, tout le monde s’est retrouvé dans l’eau et la situation dangereuse est devenue mortelle.
Le fond s’étant retiré de sous leurs pieds, la plupart des personnes se sont retrouvées bloquées sur les boudins.
« Le bateau s’est effondré sur lui-même. Certains d’entre nous n’avaient pas de gilet de sauvetage ni d’équipement pour se maintenir à la surface. Comme le bateau s’est effondré sur lui-même, faisant tomber une partie des gens, certains sont restés coincés à l’intérieur. Certains ont réussi à sortir et d’autres sont restés à l’intérieur du bateau. » (Y.)
Les gens ont essayé de rester à la surface en s’accrochant ou en grimpant sur l’épave de l’embarcation.
« Tout le monde s’est levé et le bateau s’est effondré. Ce qui s’est passé, c’est que le fond du bateau s’est effondré, la partie ronde du bateau, les côtés qui étaient gonflés, est restée et tout le monde a dû s’y accrocher. » (D.)
Cependant, tout le monde n’a pas pu sortir de l’eau froide. Le tribunal a appris que « un homme décédé a été retrouvé dans l’épave du bateau pneumatique ». Ceux qui ont réussi à sortir de l’épave ont nagé jusqu’à l’Arcturus et ont grimpé sur ses filets de pêche qui avaient été remontés.
Le ‘sauvetage’ : des questions complémentaires
De nombreux témoignages de survivants soulèvent des questions sur la réaction immédiate de l’équipage de l’Arcturus face au naufrage : sur qui ont-ils concentré leurs efforts de sauvetage en premier lieu ? Pourquoi n’ont-ils pas déployé davantage de dispositifs de flottaison pour sauver des vies ? Quand ont-ils appelé à l’aide par radio, et pourquoi la prise de photos semblait être une telle priorité ?
Après le naufrage, il semble que l’Arcturus a d’abord donné la priorité à la remontée à bord de ceux qui avaient nagé jusqu’à leur bateau, tandis que l’embarcation elle-même, avec la plupart des personnes encore piégées à l’intérieur, dérivait au loin.
« Au début, notre bateau était très proche du bateau de pêche, puis le bateau s’est brisé et les vagues l’ont repoussé. » (F. d’Afghanistan)
Le capitaine de l’Arcturus a déclaré qu’après le naufrage, « le bateau naviguait toujours à environ 2 nœuds, l’embarcation a dérivé mais [nous] avions 5 ou 6 personnes à bord, puis d’autres personnes ont commencé à nager vers le bateau et après en avoir eu 11 à bord, [nous] avons perdu de vue l’embarcation. Une fois que nous avions 11 personnes à bord, moi et l’équipage avons écouté les cris et les appels à l’aide, nous nous sommes dirigés vers les cris et nous avons trouvé l’embarcation dans l’obscurité. »
Après avoir perdu l’embarcation, l’Arcturus l’a accosté une seconde fois et l’équipage a essayé de sortir le reste des personnes de l’intérieur de l’épave. L’opération s’est avérée compliquée en raison du haut franc-bord du chalutier et du peu de cordes dont ils disposaient pour aider les personnes à se hisser. Les vidéos prises par le capitaine de l’Arcturus et publiées par les médias montrent les graves difficultés rencontrées par les personnes dans l’eau pour monter à bord du chalutier.
« Nous sommes restés dans l’eau pendant plus d’une demi-heure. Moi, je suis resté dans l’eau pendant 15 minutes, mais d’autres personnes étaient encore dans l’eau. On grelottait tellement il faisait froid. » (W)
Au lieu de déployer des radeaux de sauvetage, le capitaine de l’Arcturus a déclaré que l’une de ses premières priorités était de filmer et de prendre des photos de la situation. C’est ce qu’il avait fait auparavant lorsqu’il avait rencontré des migrants dans la Manche, comme le montre une interview qu’il a accordée à GB News et dans laquelle il a également critiqué le « service de taxis pour migrants » du gouvernement britannique. Compte tenu des circonstances désastreuses, avec des dizaines de personnes dans l’eau à côté de son navire, cette décision semble a posteriori discutable, sinon négligente.
Un cas similaire impliquant un navire de la Border Force, mais aucune perte humaine
Dans ce cas, tout le monde a été récupéré sain et sauf malgré le naufrage, car il semble que l’équipage du navire de la Border Force ait immédiatement déployé ses propres radeaux de sauvetage et jeté des gilets de sauvetage pour aider les personnes dans l’eau à se maintenir à la surface. Cela signifiant que les survivants ont ainsi pu flotter en attendant les secours plutôt que de lutter eux-mêmes pour se maintenir à la surface. Une procédure similaire le 14 décembre aurait probablement contribué à limiter les perte de vies humaines.
Qu’a dit Arcturus aux garde-côtes ?
Des questions se posent également sur ce que l’Arcturus a communiqué aux garde-côtes de Douvres et quand. Dans son témoignage, le capitaine a déclaré qu’après avoir été réveillé par son chef de quart vers 2h30 et avoir entendu des cris de « au secours ! », sa première action a été de relever son matériel de pêche et d’appeler les garde-côtes. Toutefois, lorsqu’il lui est demandé ultérieurement si les garde-côtes avaient déjà été contactés par radio après que les 11 personnes ont été ramenées à bord et que l’embarcation soit partie à la dérive, il répond : « Je ne m’en souviens pas ». Dans son résumé pour le jury, le juge déclare que les garde-côtes de Douvres n’ont reçu un message radio d’Arcturus qu’à 3h03, soit plus d’une demi-heure après que le capitaine a déclaré être réveillé et conscient de la présence de personnes dans l’eau. Le juge déclare également que le capitaine de l’Arcturus « a pris un certain nombre de photos entre 2h55 et 3h20 du matin ». Le moment où ces photos ont été prises par rapport à l’appel aux garde-côtes de Douvres prouve une fois de plus que le capitaine a donné la priorité à filmer les évènements plutôt qu’au sauvetage.
Selon @outonashout, le bateau de sauvetage Dungeness du Royal National Lifeboat Institution (RNLI) a été appelé pour la première fois vers 2h20 du matin. C’est également avant toute mention d’un appel radio d’Arcturus, ce qui indique que le bateau de sauvetage a été mis à l’eau uniquement sur la base des informations que les garde-côtes de Douvres ont reçues du CROSS Gris-Nez à 2h13. Le bateau de sauvetage Dungeness ne savait probablement pas qu’il se dirigeait vers un naufrage à ce moment-là. Le bateau de sauvetage de Douvres du RNLI a ensuite été appelé vers 3h05 et celui de Ramsgate vers 3h25. Les données de vol ADS-B montrent que l’hélicoptère de sauvetage des garde-côtes a décollé de Lydd à 3h15. Le commandant du HMS Severn a été réveillé et informé de la présence de personnes dans l’eau à 3h17. Le communiqué de presse de la préfecture maritime indique également que les garde-côtes de Douvres ont lancé un signal de détresse MAYDAY RELAY pour une embarcation naufragée avec des personnes à l’eau à 3h21. (Il n’est pas fait mention d’un MAYDAY RELAY d’Arcturus, que la réglementation internationale impose à tous les navires d’émettre lorsqu’ils sont témoins d’un autre navire en détresse qui ne peut transmettre lui-même un message de détresse). Toutes ces actions ont eu lieu avant que le Dungeness Lifeboat n’arrive sur les lieux à 3h30, ce qui implique que les garde-côtes de Douvres ont reçu des informations complémentaires sur le naufrage d’une source différente, probablement le message d’Arcturus à 3h03.
On peut raisonnablement penser que les garde-côtes de Douvres ont mobilisé toutes les ressources disponibles dès qu’ils ont eu connaissance de l’ampleur de la situation avec l’embarcation naufragée et les nombreuses personnes dans l’eau. Si cela est vrai, nous devons nous questionner sur la nature du délai important entre le moment où le capitaine de l’Arcturus a signalé sa connaissance de la présence de personnes à l’eau, à 2h30, la mise à l’eau de l’embarcation de sauvetage de Douvres et de l’hélicoptère des garde-côtes après 3 heures du matin ? Les registres de bord des garde-côtes n’ayant toujours pas été publiés, cette question reste pour l’instant sans réponse.
Néanmoins, 31 des 48 personnes qui se trouvaient à bord de l’embarcation ont été secourues par l’équipage de l’Arcturus. Des personnes ont pu se hisser sur les filets de pêche pour sortir de l’eau, et l’équipage a utilisé des cordes et l’échelle d’embarquement du navire pour aider d’autres personnes à monter à bord. À partir de 03h30, d’autres moyens de sauvetage ont commencé à arriver sur place et ont aidé à sortir le reste des personnes de l’eau. Au total, 39 personnes ont été secourues par l’Arcturus, les embarcations de sauvetage de la RNLI, l’hélicoptère des garde-côtes et le garde-côte de la Royal Navy HMS Severn. Il n’en reste pas moins que quatre personnes ont perdu la vie et que nous estimons que jusqu’à cinq autres sont toujours portées disparues en mer en conséquence du naufrage de l’embarcation.
Les disparus
Aucune information officielle concernant le nombre de personnes disparues n’a encore été publiée. Les témoignages des survivants indiquent qu’il y avait entre 46 et 48 personnes à bord du bateau. Avec 39 personnes sauvées et quatre morts confirmées, trois à cinq personnes sont toujours portées disparues en mer, dont on ne sait pratiquement rien. L’un des témoignages des survivants suggère que quatre d’entre elles pourraient être afghanes : « Nous avons compté tous les Afghans, certains ont été retrouvés, mais je pense que quatre d’entre eux ont disparu. » (Y.)
Fait troublant, il semble que l’équipage de l’Arcturus ait abandonné un homme dans un état inconnu et que son corps n’ait jamais été retrouvé. Le capitaine a déclaré que lorsque l’Arcturus a quitté les lieux du naufrage pour Douvres, ils ont découvert une personne attachée au bateau par une corde (une photo bouleversante de cette personne, également prise par le capitaine de l’Arcturus, a été publiée dans un média) : « un membre de l’équipage m’a dit qu’il y avait une corde tendue ici, alors je l’ai tirée et il y avait un corps attaché à la corde ».
Lorsqu’on lui a demandé si l’homme était décédé ou s’il avait disparu dans l’eau, le capitaine a répondu :
« Pas tout de suite. [J’ai] appelé le HMS Severn à l’aide et j’ai dit à mon équipage de le faire monter sur le bateau. Ils ne voulaient pas toucher un cadavre, alors j’ai appelé le Severn pour qu’il nous aide à attraper le corps, mais ils étaient très occupés et le temps qu’ils arrivent jusqu’à nous, le corps s’était détaché. »
Bien que nous ne savons toujours pas qui était cette personne, le fait que son corps ait simplement été abandonné, jusqu’à se détacher et couler en mer, parce que l’équipage de l’Arcturus ne voulait pas toucher un corps qu’il présumait mort, indique peut-être une attitude générale d’indifférence à l’égard des victimes du naufrage cette nuit-là, qui a peut-être joué un rôle dans leurs (in)actions : hésitation initiale à fournir de l’aide, priorité à la prise de photos plutôt qu’au sauvetage, et non-déploiement des dispositifs de sauvetage du bateau.
Conclusions : ce que l’on peut en tirer
Certains ont comparé le naufrage du 14 décembre à celui du 24 novembre 2021 pour voir quelle leçons en ont été tiré. En effet, il semble que les garde-côtes de Douvres aient pris la décision claire de deployer tous les moyens disponibles au sauvetage dès qu’ils ont eu connaissance du naufrage, malgré la position de l’Arcturus très près de la limite des eaux françaises, plutôt que d’essayer de « renvoyer la balle » aux Français. Il y a cependant d’autres leçons qui auraient déjà dû être tirées et auraient pu éviter des pertes humaines cette nuit-là.
D’après les témoignages que nous avons recueillis, il semble que l’hésitation initiale de l’équipage de l’Arcturus et les actions collectives des personnes dans l’embarcation pour tenter d’être secourues aient créé une situation de panique à bord, qui a conduit à ce que le fond cède et que l’ensemble des personnes se retrouve à l’eau. Cela soulève la question suivante : et si l’embarcation avait été accompagnée d’un bateau de sauvetage français afin que les gens n’aient pas l’impression de devoir « se sauver eux-mêmes » ou s’il avait été atteint en premier par un équipage de embarcation de sauvetage expérimenté capable de gérer des situations instables afin d’éviter la panique et le naufrage ? Par ailleurs, pourquoi n’y a-t-il apparemment pas eu de surveillance aérienne de la Manche cette nuit-là, malgré la forte probabilité de traversées ?
Tout en essayant de comprendre ce qui s’est passé afin d’apprendre comment de tels naufrages peuvent être évités à l’avenir, notre intention n’est pas de critiquer les efforts des sauveteur•euses impliqué•es. Le fait est que, compte tenu de tous les facteurs impliqués dans le naufrage qui s’est déroulé, il n’est pas possible d’imputer à un seul individu la responsabilité des décès survenus cette nuit-là. C’est pourtant exactement ce que le gouvernement britannique tente de faire. Afin de paraître ferme envers les « gangs de passeurs » et déterminé dans sa promesse d’« arrêter les bateaux » (stop the boats), un adolescent rescapé risque la prison à vie, accusé de quatre chefs d’accusation d’homicide involontaire et d’avoir facilité une violation des lois sur l’immigration. Il fera l’objet d’un second procès devant jury au cours de l’hiver et reste en détention provisoire.
Par contre, nous pouvons porter un jugement sur le régime frontalier du Royaume-Uni, qui oblige les gens à entreprendre des voyages aussi dangereux et inutiles, et qui est en fin de compte responsable des morts et des disparitions qui se sont produites le 14 décembre. Comme il n’y a pas d’autre moyen de demander l’asile (ce que tous les passagers de l’embarcation ont fait) que d’arriver dans le pays par des voies illégalisées, les personnes sont obligées de prendre d’énormes risques pour – paradoxalement – vivre en sécurité. Malgré tout l’argent, la technologie, la surveillance et les ressources consacrés aux « opérations petits bateaux » (small boats operations) du gouvernement britannique ces dernières années, il semble toujours que ce soit une question de chance si les personnes sont détectées, accompagnées et secourues par des acteurs compétents, ou si elles sont laissées au hasard des rencontres avec des sauveteur•euses inexpérimenté•es. En outre, nous pouvons blâmer des années de rhétorique raciste diabolisant les personnes traversant la Manche sur de petites embarcations au nom de l’« hostilité » et de la « dissuasion ». Les décès en mer sont acceptés par le gouvernement britannique comme un élément nécessaire de son programme de dissuasion, bien qu’ils ne dissuadent personne. Il serait facile de prévenir ces décès en permettant simplement aux gens d’effectuer leur voyage à bord de ferrys. En choisissant de leur refuser cette voie, c’est le gouvernement britannique qui est coupable de ces morts et disparitions en mer.