L’Alarm Phone en Méditerranée Centrale

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Cet article est paru à l’origine dans “De la mer, à la ville! – L’Alarm Phone a cinq ans

Alan Kurdi conducting rescue

Le 3 avril 2019, le bateau « Alan Kurdi » appartenant à l’organisation Sea Eye a sauvé 64 personnes en détresse en mer, après un appel d’urgence reçu par l’Alarm Phone. Photo : Fabian Heinz / sea-eye.org

La situation en Méditerranée centrale est aujourd’hui complètement différente de ce qu’elle était il y a cinq ans, lorsque le projet de l’Alarm Phone a débuté. En 2014, le nombre de personnes arrivées en Italie par voie maritime avait quadruplé par rapport à l’année précédente (près de 170 000 arrivées). Ces personnes avaient pour la plupart été sauvées par Mare Nostrum, une opération militaire et humanitaire de sauvetage en mer, menée par le gouvernement italien et qui s’est terminée en octobre 2014. C’est dans ce vide laissé en termes d’opérations de sauvetage que nous avons reçu nos premiers appels de détresse. Les institutions et les États membres de l’UE ont ensuite lancé deux nouvelles opérations : l’Opération Triton dirigée par Frontex et l’Opération militaire Eunavfor Med qui, toutes deux, visaient principalement à dissuader les migrant·es d’atteindre les côtes européennes – sans succès.

Le nombre de traversées est resté relativement élevé pendant plusieurs années (arrivées en Italie : 154 000 en 2015, 181 000 en 2016, 119 000 en 2017) – des années au cours desquelles les organisations humanitaires ont joué un rôle de plus en plus important dans cette zone frontalière qui est la plus meurtrière du monde. Les choses ont changé en 2017, lorsqu’un « protocole d’accord » («memorandum of understanding») a été conclu entre le gouvernement libyen reconnu par l’ONU et l’Italie. Les «garde-côtes libyens» – financés, formés et équipés par leurs alliés européens – ont lancé de grandes opérations d’interception en mer et ramené des milliers de personnes dans les camps de détention inhumains de la zone libyenne en guerre. Par conséquent, le nombre d’arrivées en Europe a fortement diminué en 2018 et est tombé à environ un cinquième du chiffre de 2017 (environ 23 000 arrivées en Italie en 2018). Aujourd’hui, en 2019, cette diminution se poursuit – à la mi-août, seulement 5 300 personnes avaient pu atteindre l’Europe par la route de la Méditerranée centrale.

L’Alarm Phone a été le témoin de tous ces changements. Alors qu’en 2015, nous recevions en moyenne un appel venant de cette région tous les trois ou quatre jours, et en 2016 tous les six jours, en 2017 et 2018, nous ne recevions en moyenne plus qu’un appel toutes les deux semaines. Mais même si le nombre total d’appels a actuellement diminué, l’Alarm Phone est aujourd’hui encore contacté par un grand nombre de personnes essayant de quitter la Libye. En 2019 (jusqu’au 1er septembre), nous avons été contactés par plusieurs bateaux avec au total plus de 3 500 personnes à bord, ce qui représente plus d’un quart de toutes les personnes qui ont essayé de rejoindre l’Europe depuis la Libye durant cette période.

Bien entendu, ces statistiques n’apportent qu’un aperçu et ne peuvent pas rendre compte des luttes et des drames qui se déroulent en mer dans chaque cas. Par exemple, les cas dans lesquels des personnes ont été refoulées en Libye après avoir été secourues – comme celles qui avaient été sauvées par le cargo « Lady Sham » en janvier 2019, puis qui ont été en contact avec l’Alarm Phone depuis les camps de détention libyens. Ou des cas dans lesquels nous n’avons jamais pu retrouver la trace de gens qui nous avaient appelés et dont le sort reste incertain – comme les 50 personnes qui nous avaient contacté le 1er avril et qui n’ont jamais été retrouvées. Ou encore le cas d’un bateau en détresse dont la localisation était connue, et même marquée par une fumée de détresse lancée par un avion militaire européen, mais dont les 20 passagers ont été interceptés par les soi-disant « garde-côtes libyens ».

Au cours des derniers mois, nous avons également été impliqués dans des situations où une chaîne de solidarité non gouvernementale a permis de sauver des vies en mer ou d’empêcher des retours en Libye. Par exemple, le 3 avril de cette année, lorsque 64 personnes nous ont appelé d’un canot pneumatique qui a pu être secouru peu de temps après par le navire « Alan Kurdi » de Sea-Eye. Ou encore le 4 juillet dernier, les 54 personnes qui avaient déjà passé une nuit en mer lorsqu’elles nous ont appelé et qui ont par la suite été découvertes par le navire « Alex » de Mediterranea. Puis, entre le 1er et le 10 août, les trois bateaux sur lesquels se trouvaient au total 168 personnes qui nous ont contacté et ont ensuite été secourues par Open Arms. Et le 9 août, ces 80 personnes qui ont appelé notre numéro d’urgence et qui, après une longue recherche, ont finalement été retrouvées par « Ocean Viking », le nouveau navire de SOS Méditerranée et MSF.

La flotte humanitaire s’est considérablement réduite ces dernières années. Les tentatives constantes des institutions de l’UE et de ses États membres pour entraver, voire criminaliser, le sauvetage en mer n’ont pas été sans conséquences. Au cours des derniers mois, la quasi-totalité des opérations de sauvetage menées par les ONG ont conduit à des situations d’impasse : plus précisément à des phases d’attente devant les ports européens et à des enquêtes pénales après le débarquement. Il s’agit d’une stratégie délibérée qui, d’une part, vise à empêcher les navires des ONG de retourner rapidement en Méditerranée centrale et, d’autre part, témoigne de la manière dont l’Europe a transformé cet espace en zone mortelle. Même s’il faut se battre pour chaque sauvetage, et que chaque équipage risque de nouvelles poursuites pénales, la flotte civile ne se laisse pas décourager et continue obstinément à sauver des vies. De nouveaux bateaux de sauvetage ont d’ailleurs été mis en service, tels que le « Mare Jonio » et l’« Alex » de Mediterranea en 2018 ainsi que l’« Ocean Viking » de SOS Méditerranée et MSF en 2019, tandis que les avions civils de reconnaissance Moonbird et Colibri poursuivent leur mission de contre-surveillance en mer.

N’oublions jamais que les principaux protagonistes des traversées sont les migrant·es eux-mêmes. Malgré les nombreuses manières dont l’Europe sécurise ses frontières, ces personnes continuent de lutter pour circuler, et certaines parviennent à atteindre l’Europe en bateau. Elles cherchent de nouvelles voies et déploient une grande variété de tactiques pour contourner les stratégies de dissuasion européennes. Bien évidemment, les passeurs s’adaptent eux aussi à l’évolution de la situation en Méditerranée. Au cours des derniers mois, nous avons constaté que plus de bateaux qu’auparavant pouvaient atteindre seuls les zones SAR européennes, voire même les côtes de l’Italie ou de Malte. Ces cas ne sont généralement pas rapportés par les médias internationaux.

En particulier depuis la fin du mois de mai 2019, le nombre de bateaux de personnes réfugiées arrivant dans la zone SAR maltaise a considérablement augmenté. Cela montre que les passagers sont conscients qu’ils doivent voyager beaucoup plus longtemps – et parcourir plus de 100 milles ! – sans être détectés afin de ne pas être interceptés et refoulés en Libye. Le 24 mai, les garde-côtes maltais (AFM) ont secouru 216 personnes réparties dans deux canots pneumatiques qui étaient entrées dans la zone SAR maltaise. Dix jours plus tard, d’autres bateaux ont atteint cette zone – et 370 personnes ont été secourues à Malte les 5 et 6 juin. En mai et en juin, le nombre d’arrivées de bateaux de personnes réfugiées en Italie et à Malte a également augmenté. Selon diverses estimations, 115 personnes ont ainsi pu atteindre par elles-mêmes les côtes européennes en mars, 142 en avril, 295 en mai et 596 en juin, ce qui fait un total de 1148 personnes arrivées en Europe par bateau au cours de ces quatre mois sans avoir été sauvées en mer.