Le 1er octobre 2024, Alarm Phone reçoit un appel de proches signalant le départ de 14 personnes de Tipaza. Après 11 jours de dérive en mer, elles ont été retrouvées entre Minorque et la Sardaigne. Seules trois personnes ont survécu.
Le même jour, 14 personnes ont quitté Annaba à bord d’un bateau pour la Sardaigne. Le 11 octobre, les corps de cinq personnes, dont une femme et un enfant, ont été retrouvés à El Kala.
Le 6 octobre, nous avons reçu la triste nouvelle de la découverte de quatre corps sur la plage d’Ain Beinane, dont ceux de deux enfants. Quatre personnes de ce bateau ont survécu, les autres, dont nous ne connaissons pas le nombre, sont toujours portées disparues. Ils avaient quitté Ain Taya (Alger) le 4 octobre pour les îles Baléares.
Le 7 octobre, nous avons appris que deux personnes avaient survécu au naufrage de leur embarcation qui avait quitté Ain Beinane le 3 octobre. Les corps de deux autres personnes qui se trouvaient sur le bateau ont été identifiés. Les autres sont toujours portées disparues.
Le même jour, nous avons appris l’interception de 25 personnes qui avaient quitté Oran entre le 4 et le 5 octobre à destination de la péninsule ibérique. Elles étaient à la dérive dans la région de Tnes, interceptées et conduites au commissariat. Mais toutes les personnes n’ont pas été retrouvées, une personne reste disparue.
Le 8 octobre, nous avons été informés de la découverte d’un corps à Beni Saf (à l’ouest de la capitale Oran) qui avait déjà été identifié.
Le 11 octobre, les corps de 5 personnes ont été retrouvés à El-Kala, dont ceux d’une femme et d’un enfant.
Ces dernières semaines, d’est en ouest de la côte algérienne, les corps de personnes ayant tenté de traverser la Méditerranée pour rejoindre les côtes espagnoles se sont échoués sur les rivages. Il s’agit d’un véritable massacre, qui pourrait être évité en offrant des passages sûrs à toutes et tous, au lieu d’imposer des visas, des barrières bureaucratiques et des contrôles basés sur l’origine, dans une optique xénophobe, classiste et raciste.
Nous soulignons que la responsabilité de ces décès repose entièrement sur les épaules de la « Forteresse Europe », autrice directe des décès en mer.
Les familles reprennent le contrôle
La rage est collective et descend dans la rue : la semaine dernière, à Annaba, des familles ont manifesté contre cette situation. Le 9 octobre, la route devant l’université Badji Mokhtar Ahmed El Bouni à Annaba a été bloquée par les familles des harragas disparus. Nous sommes solidaires de la colère et de la dignité de ces familles.
Et qu’en est-il des côtes espagnoles ?
Chaque jour, les médias nous informent de l’arrivée de « flots » de petites embarcations sur les côtes espagnoles. Parfois, on évoque aussi les naufrages des bateaux dont les corps sont retrouvés sur les plages. En revanche, on parle peu de ceux qui n’arrivent pas.
Dans son rapport « Monitoring 2023. Droit à la vie », Caminando Fronteras a dénombré 434 mort.es sur cette route l’année dernière[1]. Parmi les bateaux qui ont quitté l’Algérie et pour lesquels Alarm Phone a reçu une alerte, 14 sont toujours portés disparus, et Caminando Fronteras a documenté la disparition de 22 bateaux sur la route de l’Algérie à l’Espagne en 2023[2].
L’identification des corps retrouvés sur les côtes espagnoles est très difficile. En théorie, il existe des mécanismes de coordination entre les pays pour que les familles puissent faire des tests ADN et les comparer avec ceux des corps retrouvés dans un autre pays. En pratique, cette coordination est limitée. Souvent, une plainte auprès de la police nationale espagnole est nécessaire pour activer les protocoles d’identification et de tests ADN en Algérie pour les proches. La peur et la méfiance à l’égard des autorités font qu’il est souvent difficile d’entamer ce processus.
De nombreux corps arrivant sur les côtes espagnoles conservent le statut de « non réclamés ». Le rapport 2019-2021 du CICR intitulé « Compter les morts » indique déjà que :
« l’Espagne ne dispose pas d’un système cohérent pour assurer le suivi des enterrements de migrants décédés organisés par les municipalités et, au moment de la rédaction du présent rapport, on ne savait pas exactement où les corps identifiés et non rapatriés étaient enterrés »[3].
Outre l’inaction des autorités espagnoles, il est difficile pour les familles de trouver des conseils en Algérie. Depuis janvier de cette année, le programme Rétablissement des liens familiaux du Croissant-Rouge algérien n’a pas envoyé d’informations. En théorie, pour activer une demande de recherche, les familles doivent se rendre au bureau de la Croix-Rouge ou du Croissant-Rouge le plus proche, qui se coordonne ensuite avec son homologue du lieu de destination de la personne disparue.
Les familles recherchant un proche depuis l’Algérie ou d’ailleurs sont parfois confrontées aux fantômes de fausses rumeurs véhiculées par les médias sociaux ou même par des appels téléphoniques qui les font douter de la possibilité que leurs proches soient vivants et détenus.
Notre collègue V. tente de soutenir une personne pour le rapatriement des corps de ses filles. Il nous raconte :
« Ce sont des filles et des sœurs algériennes qui sont mortes il y a six mois et qui ont été retrouvées sur un bateau au large de Carthagène. Leur mère est une personne âgée et pauvre et le consulat n’intervient pas alors qu’il existe une loi qui énonce que le corps de chaque migrant doit être rapatrier aux frais du trésor algérien. Les quatre corps sont enterrés à Carthagène car le consulat ne veut pas les rapatrier ».
Cette situation est traumatisante pour les familles, dont le deuil inachevé suite à la disparition est aggravé par le silence, le déni, l’absence de reconnaissance et de réparation de la part des États complices de ces mort.es aux frontières.
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[1] https://caminandofronteras.org/wp-content/uploads/2024/02/Maqueta_ES.pdf
[2] Op. cit.
[3] ICRC: COUNTING THE DEAD. UPDATE 2020-2022