Abandon et punition : comment la France traite les victimes et les survivant•es des tragédies en mer

L’année dernière a été la plus meurtrière jamais enregistrée à la frontière extérieure du Royaume-Uni. Calais Migrant Solidarity a enregistré au moins 89 décès confirmés à la frontière, dont 69 ont été signalés par le Refugee Council comme étant des personnes décédées ou disparues lors de tentatives de traversée de la Manche en « petits bateaux ». Les gouvernements français et britannique n’ont pas tardé à blâmer les passeurs, mais Alarm Phone a montré dès le début de l’année comment les actions de l’État visant à « arrêter les bateaux » entraînaient une surcharge des embarcations et provoquaient des incidents mortels.

Nous nous concentrerons ici sur un événement illustrant comment les autorités peuvent négliger les personnes migrantes en mer, puis punir les survivant•es lorsque des décès surviennent. Pour ce rapport, nous avons échanger avec des survivants arrêtés après avoir été secourus et renvoyés en France. De plus, nous nous sommes appuyés sur l’analyse des documents officiels des garde-côtes obtenus grâce à des demandes d’accès à l’information.

Abandonnés deux fois – MIGRANT 11, 28 février 2024

Un plongeur-secouriste de la Marine française communique avec les personnes à bord du canot. Image tirée du communiqué de presse de la préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord du 28 février 2024.

Chronologie des événements :

  • À 9 h 20 UTC, un canot surchargé (désigné par les autorités françaises sous le nom de MIGRANT 11 / numéro d’incident général des garde-côtes britanniques 505659) avec 60 personnes à bord a été laissé sans surveillance par les garde-côtes français pendant sa traversée de la Manche.
  • Vers 10 h, quatre personnes sont tombées par-dessus bord en raison de la houle.
  • À 10 h 15, un navire de la gendarmerie maritime française, le VSMP EULIMÈNE, a atteint le canot. Les personnes ont tenté d’attirer l’attention de l’équipage à bord pour signaler que des personnes étaient tombées à l’eau, mais elles ont été ignorées.
  • À 10 h 32, l’EULIMÈNE signale que le canot a cessé de bouger. Peu après, le navire de la Marine nationale française BSAM SEINE arrive sur les lieux et commence à secourir les 56 personnes restées à bord du canot à la dérive.
  • Le sauvetage se termine juste avant midi. À 12 h 23, le SEINE rapporte que les survivant•es les informent que potentiellement quatre personnes étaient tombées à la mer. Le Centre français de coordination des secours maritimes (MRCC) de Gris-Nez attend environs 20 minutes d’envoyer des moyens pour commencer les recherches.
  • À 14 h, un hélicoptère français repère trois personnes à la dérive, en mer. Une seule est récupérée (inconsciente) par le SEINE et déclarée morte plus tard sur le quai.
  • Le CROSS Griz-Nez français n’informe pas les garde-côtes britanniques de la situation avant 14 h 09, retardant de plus d’une heure et demie les recherches pour retrouver les personnes à la mer.
  • Bien qu’ils aient vu trois personnes dans l’eau et n’en aient récupéré qu’une, les Français ont abandonné leurs recherches à 15 h 06, après seulement une heure.
  • Les garde-côtes britanniques ont poursuivi leurs recherches avec des avions, des hélicoptères et des canots de sauvetage jusqu’à 1 h 00 le 29 février, après avoir calculé que la limite supérieure réaliste de survie pour les personnes dans l’eau était de 13 à 14 heures.
  • Trois personnes sont toujours portées disparues en mer.
  • La police française arrête trois survivants d’Érythrée. L’un d’eux est accusé d’homicide involontaire et demeure aujourd’hui toujours en prison en attendant son procès. Il clame son innocence.

Un survivant, que nous appellerons Omar, a déclaré à Alarm Phone qu’il avait été emmené en voiture avec un grand groupe de personnes du camp de Dunkerque sur une plage où ils ont dormi dans la nuit du 27 février 2024. Vers 7 heures UTC, le lendemain matin, ils sont partis en canot pneumatique vers le Royaume-Uni. Les garde-côtes français ont été alertés pour la première fois de la présence du canot surchargé à 7 h 27 à la position 50° 53,05′ N, 001° 37,88′ E, juste au large de Wissant. À 8 h 02, le navire de sauvetage français ABEILLE NORMANDIE a été envoyé à la recherche du canot pneumatique et, à 8 h 23, il aurait été signalé qu’il l’avait trouvé et qu’il comptait 60 personnes à bord. L’ABEILLE NORMANDIE a commencé à suivre le MIGRANT 11 alors que le canot pneumatique continuait vers le Royaume-Uni afin d’être prêt à agir rapidement en cas de catastrophe. Cependant, à 9 h 20, après seulement une heure, le navire de sauvetage a été redirigé par le MRCC Gris-Nez vers un autre incident plus au sud qui était devenu difficile et prioritaire. L’EULIMÈNE, un petit bateau rapide de la Gendarmerie Nationale, a été envoyé vers le MIGRANT 11 pour remplacer l’ABEILLE NORMANDIE. Cela a laissé les personnes à bord du MIGRANT 11 seules pendant une longue période, sans navire de sécurité à proximité pour les protéger.

Selon Omar, plus le canot s’enfonçait dans la Manche, plus les vagues devenaient grosses. Il n’était composé que de tubes gonflables et d’un plancher en plastique qui se déformait avec les vagues ; il n’y avait pas de coque rigide. Comme on le voit sur la photo ci-dessus, les gens se tenaient sur ces tubes sans rien pour s’accrocher. Après le choc d’une vague, certaines personnes sont tombées par-dessus bord, dans la mer. Il y avait beaucoup de confusion à bord, et beaucoup ne comprenaient pas ce qui se passait car ils venaient de pays différents et parlaient des langues différentes. Omar, et la plupart des autres, ne pouvaient pas voir au-delà des corps des autres personnes qui les entouraient dans le canot surchargé. Il était environ 10 heures.

Peu après, vers 10 h 15, l’EULIMÈNE arrive sur les lieux, mais garde ses distances. Omar a expliqué comment les personnes à bord du canot ont crié et agité les bras pour attirer l’attention de l’EULIMÈNE, mais ont été ignorées. Les registres des garde-côtes français montrent qu’à 10 h 32, l’EULIMÈNE signale que le canot est à l’eau, et qu’environ 15 minutes plus tard, le SEINE, un grand navire de la marine nationale, met à l’eau ses embarcations rapides pour commencer le sauvetage des personnes restantes à bord du MIGRANT 11. Il faut environ 30 minutes pour secourir les 56 personnes restantes.

Une fois que tout le monde est en sécurité à bord du SEINE, ils peuvent enfin communiquer avec les Français et leur expliquer qu’il y a des gens à l’eau. Les journaux de bord français ont été expurgés, nous ne pouvons donc pas savoir exactement ce qui a été dit. Après ce témoignage, cependant, le CROSS Gris-Nez passe d’abord 20 minutes à essayer de confirmer avec l’ABEILLE NORMANDIE et l’EULIMÈNE que personne n’était passé par-dessus bord avant de finalement commencer à organiser une recherche à 12 h 45, soit plus de deux heures et demie après que les personnes soient tombées à la mer. À 12 h 50, le SEINE repère une potentielle personne à l’eau au large du côté tribord.

À 13 heures, les opérations françaises de recherche et de sauvetage (SAR) sont importantes, avec la participation d’hélicoptères et d’autres navires. Cependant, le CROSS Gris-Nez n’informe pas ses partenaires britanniques à Douvres qui auraient pu fournir des moyens supplémentaires, terrestres et aériens, pour aider aux recherches. Après une heure sans détection, un hélicoptère français signale avoir trouvé trois personnes dans l’eau. Gris-Nez informe enfin les garde-côtes de Douvres à 14 h 09. Parmi les trois personnes aperçues par l’hélicoptère dans l’eau, une seule est récupérée par le SEINE.

Ayant juste trouvé trois personnes, on aurait pu s’attendre à ce que le Gris-Nez continue les recherches jusqu’à ce que les deux autres soient récupérées, ou qu’il soit déterminé qu’elles ne pouvaient pas être encore en vie. Cependant, les garde-côtes français interrompent leurs recherches après seulement une heure, à 15 h 06, abandonnant les personnes une deuxième fois. Pendant ce temps, les garde-côtes britanniques poursuivent leurs recherches avec leur avion à voilure fixe, puis chargent deux bateaux de sauvetage de la RNLI de Ramsgate et de Douvres de les rejoindre à 15 h 20. La conversation expurgée entre un garde-côte britannique et un garde-côte français plus tard dans la nuit révèle comment les Français ont reconnu avoir commencé leurs recherches avec deux heures de retard, puis les avoir rapidement interrompues pour des raisons qui ne sont pas claires. Les garde-côtes britanniques ont poursuivi leurs recherches pendant les neuf heures suivantes, déterminant que la survie dans une eau à 9° était de 13 à 14 heures et « donnant à la victime le bénéfice du doute ».

Qui est à blâmer ?

De nombreuses questions subsistent concernant ces évênements du 28 février :

  1. Des vies auraient-elles pu être sauvées si les personnes du MIGRANT 11 avaient été écoutées lorsqu’elles ont tenté de donner l’alarme alors que l’EULIMÈNE arrivait à 10 h 15 UTC, ou si une opération SAR franco-britannnique complète avait été immédiatement lancée après que la situation se soit clarifiée à bord du SEINE ?
  2. Combien de personnes sont encore portées disparues ? L’ABEILLE NORMANDIE a compté 60 personnes à bord du canot (seules 56 ont finalement été secourues), et les survivants ont d’abord signalé que quatre d’entre elles étaient tombées à l’eau. Les garde-côtes ont seulement pensé qu’ils cherchaient trois personnes parce que c’est le nombre que l’hélicoptère français a repéré quatre heures plus tard, mais y a-t-il une personne supplémentaire en plus des deux officiellement portées disparues ?
  3. Pourquoi les Français ont-ils arrêté les opérations de recherches après n’avoir récupéré qu’un seul des corps, laissant les deux autres disparaître de nouveau à la dérive ? D’autant que si le préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord a décidé d’interrompre les opérations, arguant de « l’aggravation des conditions météorologiques dans la zone [qui] rendait les investigations difficiles » une heure seulement après le repérage aérien, les opérations de recherche britanniques seules se sont poursuivies dans les eaux françaises pendant dix heures supplémentaires, jusque tard dans la nuit.
  4. Qui sont celles et ceux qui ont perdu la vie ce jour-là ? Nous savons que la personne décédée récupérée par le SEINE était Eren Gûndogu, un homme du Kurdistan turc âgé de 22 ans, mais qui sont les disparu•es ? La Croix-Rouge a reçu de nombreux témoignages de personnes à la recherche de ressortissant•es kurdes irakien•nes après ce jour-là, mais sans retrouver de dépouilles, on ne saura probablement jamais qui et combien de personnes ont péri. En l’absence d’un travail d’enquête diligent pour retrouver et déterminer l’identité des personnes disparues dans la Manche, le véritable bilan des mort•es à la frontière britannique continue de ne pas être reconnu.

Malgré la négligence évidente des autorités françaises il y a un an, elles ont tenté de détourner l’attention de leurs actions en rejetant la faute sur les survivant•es. Omar nous a raconté qu’après le retour du SEINE au port de Calais, trois survivants ont été arrêtés et emmenés au poste de police. Là, ils ont été interrogés, on leur a montré des photos des personnes présentes à bord et il leur a été demandé d’identifier le conducteur. Trois jours plus tard, deux d’entre eux ont été emmenés au centre de détention de Coquelles et le troisième, que nous appellerons Mahmoud, a été emmené à la prison de Longuenesse — accusé d’homicide involontaire ainsi que d’aide à l’entrée et au séjour irréguliers — avec les circonstances aggravantes d’appartenance à une bande organisée et d’exposition d’autrui à un risque immédiat de mort. Il risque jusqu’à 15 ans de prison s’il est reconnu coupable. Aujourd’hui, un an plus tard, il est toujours en détention provisoire et clame son innocence.

L’arrestation et les poursuites contre Mahmoud s’inscrivent dans une tendance plus large à arrêter, poursuivre et traumatiser à nouveau les survivant•es de d’évêments mortels et traumatiques dans la Manche. L’affaire la plus célèbre est peut-être celle d’Ibrahima Bâ, un jeune Sénégalais, désigné comme seul résponsable et condamné à neuf ans et demi de détention au Royaume-Uni à la suite d’un naufrage en décembre 2022. Et si Ibrahima est la seule personne à avoir été inculpée au Royaume-Uni pour homicide involontaire — le ministère de l’Intérieur arrête et emprisonne principalement les conducteurs de bateaux ayant réussi leur traversée — la France a arrêté, inculpé et emprisonné au moins dix personnes soupçonnées d’avoir conduit des canots pneumatiques à bord desquels des personnes sont mortes dans les eaux françaises. Certains ont peut-être accepté de piloter le bateau car ils n’avaient pas assez d’argent pour payer l’organisateur pour leur voyage, tandis que d’autres affirment qu’ils n’étaient pas le conducteur et ont été identifiés à tort par la police française qui, par profilage socio-racial, se persuade que les conducteurs de bateaux sont plus susceptibles d’être les personnes noires à bord.

Cependant, qu’ils aient ou non conduit le bateau ne les rend pas responsables des décès qui auraient pu survenir. Malheureusement, les risques des traversées de la Manche sont aujourd’hui bien connus de toutes celles et ceux qui entreprennent le voyage, et ne font qu’empirer en raison du renforcement de la surveillance aux frontières, laquelle conduit mécaniquement à une surcharge des embarcations et des conditions à bord plus précaires et dangereuses.Ignorer délibérément les conséquences des efforts de l’État pour « arrêter les bateaux », ne pas croire les gens et abandonner les recherches prématurément, puis blâmer les survivant•es pour les décès qui surviennent inévitablement sont autant de moyens pratiques pour les gouvernements français et britannique afin de se déresponsabiliser des violences et des mort•es qu’ils ont infligées, à la frontière, au cours de l’année écoulée. Mais pour chaque vie qui nous est enlevée par la frontière, la prison ou la mer, nous n’oublierons pas et ne pardonnerons pas. Nous exigeons la fin de la surveillance des frontières dans la Manche, la fin de la criminalisation de la migration et la libre circulation pour toutes et tous.

Alarmphone on X

🆘! ~67 people in distress in the Central Mediterranean!

Alarm phone alerted authorities about a group who left #Libya.
The boat is adrift, leaking and the engine stopped. The people fear for their lives. Immediate rescue is needed!

Publication! This analysis provides a chronology of the 2nd half of 2024, an account of the 482 boats we assisted in the central Med over this period & other relevant developments. In the whole of 2024, we assisted 803 distress cases in this region. https://alarmphone.org/en/2025/02/14/deaths-and-repression-but-also-solidarity-and-struggle-in-the-central-med/?post_type_release_type=post

🆘 ~40 people in distress on their way to #Crete, #Greece!

We cannot reach the group & don't have a GPS-position of their boat. Their relatives told us that the condition on the boat is very bad. We informed @HCoastGuard & urge them to launch a search & rescue mission now!

Load More