“On n’a pas la même mémoire, mais on a les mêmes histoires. Celles des enfants d’Afrique. Pleines de pouvoir, commémore, commémore, commémore.”
Chant de la CommémorAction de Tanger, 24 juin 2023
En tant qu‘Alarm Phone, nous sommes témoins du meurtre quotidien perpétré, en collaboration, par les autorités européennes et africaines. Chaque matin, chaque après-midi, chaque soir et chaque nuit, nous sommes au téléphone avec des personnes en grave détresse dans la Méditerranée et sur l‘Atlantique. Nous sommes témoins de toutes ces morts silenciées et invisibilisées, des bateaux dont nous n‘aurons jamais plus de nouvelles, et des corps emportés par les vagues.
Nous sommes abasourdi·es, en colère et nous nous sentons impuissant·es face à cette violence quotidienne imposée par les États. Le 24 juin marque le premier anniversaire du plus grand massacre perpétré à une frontière terrestre européenne. A la frontière Barrio Chino, dans la ville de Melilla, la police marocaine et la Guardia Civil espagnole ont tué au moins 37 personnes et sont responsables de la disparition forcée de 77 autres personnes [Analyse AP]. Ce massacre démontre, une fois encore, brutalement, que toutes ces morts ne sont pas un hasard. Elles ne sont pas des accidents. Elles sont le résultat a minima d‘une négligence, plus fortement d‘un choix : celui où certaines vies humaines peuvent être sacrifiées afin d‘appliquer coûte que coûte des politiques racistes et xénophobes. Les meurtres des personnes abandonnées en mer et les massacres effectués aux frontières terrestres, d‘une violence sans pareil, s‘inscrivent dans cette même logique.
“Des explications certes, ne nous seront pas données, mais la justice sera toujours exigée. Ceci est le résultat d‘une politique malsaine de l‘Union européenne qui se résume à entraver les déplacements de personnes alors qu‘elles détiennent un droit absolu de se déplacer quand, comment et comme ils et elles le veulent. Les massacres continuent au niveau des frontières et les victimes ne sont pas consolées et sont automatiquement oubliées.” — I. membre d’AlarmPhone Tanger.
Nos pensées et notre cœur se tournent aujourd‘hui, comme tous les autres jours, vers les survivants de ce terrible massacre, avec les morts, avec leurs familles et leurs ami·es. La souffrance quotidienne des proches, qui ne savent pas si leurs fils et filles, leurs ami·es sont en vie ou non, n‘est jamais reconnue. Nous souhaitons exprimer tout notre soutien dans leur recherche de leurs proches disparu·es.
En tant qu‘Alarm Phone, nous honorons et soutenons les personnes qui agissent chaque jour pour affirmer leur liberté de mouvement et celle de ceux et celles qui les entourent. L., un survivant du massacre de Melilla, raconte :
“C’était vraiment horrible ce jour où R. et moi avons décidé de suivre la masse pour aller attaquer les barrières de Melilla. Les forces auxiliaires m‘ont frappé jusqu’à ce que je vois la mort frapper à ma porte. Mon seul ami R. n’a pas survécu et a rendu l’âme devant mes yeux. R., que ton âme repose en paix, un soldat ne meurt pas. La politique migratoire aux frontières européennes est très très mal gérée, c’est une politique qui tue soit à petit feu (maladie, malnutrition, dépression mentale, le stress…) soit d‘une mort brutale (être tabassé par la police ou par la population…). Cette politique ne peut changer que si, et seulement si, l’Union européenne et les autorités marocaines décident de mettre fin à ça en respectant et en appliquant les droits humains à la lettre.”
Chaque année, l‘attention médiatique se focalise sur un massacre ou deux naufrages. Mais la brutalité de États du nord qui coopèrent avec ceux du sud est constante et quotidienne. Chaque vie compte !
Nous demandons aux autorités européennes et espagnoles :
- la vérité, la justice et des réparations pour les victimes du massacre de Melilla du 24 juin 2022, du massacre de Tarajal du 06 février 2014, et pour tous les innombrables naufrages et personnes tuées et disparues sur les routes migratoires.
- des procédures qui permettent l‘identification des corps et de ce qui leur est arrivé (autopsies, relèves ADN, prise en compte des témoignages, vidéos…).
Nous ne cesserons de demander et soutenir les actions qui se battent pour que la liberté de circulation soit effective pour tout être humain dans le monde. Une liberté de mouvement qui ne pourra exister que dans un monde sans racisme ni discrimination. Pour la liberté de circulation de toutes et de tous.
De Melilla à Tanger, des familles, proches et activistes ont organisé des CommémorActions pour honorer et soutenir les personnes qui ont agi le 24 juin 2022 pour leur liberté de mouvement sur les grilles de Melilla. Ce rapport succinct témoigne de ces actions et de la force de la dénonciation portée par nos mouvements.
À Melilla
“Le terrible massacre du 24 juin 2022 a été commémoré ce 24 juin. Des organisations civiles de différentes régions espagnoles, d’Italie et d’autres espaces frontaliers ont voyagé jusque Melilla pour se souvenir des victimes et de leurs familles. Pour se souvenir des morts dont nous connaissons les noms et de ceux qui restent inconnus. Ils et elles sont venu·es se souvenir des survivants, pour écouter les témoignages depuis l’autre côté des barrières. Mais également pour dénoncer le fait qu’à ce jour aucune investigation sérieuse, diligente et adéquate n’a été mise en œuvre afin de faire la lumière sur le massacre du 24 juin 2022 à Melilla, l’une des plus grandes violations des droits humains perpétrées à une frontière d’Afrique du Nord. Nous demandons Justice, Vérité, Réparations et l’arrêt de ces meurtres. Une nouvelle année est passée, nous n’oublions pas !” — — J. Activiste in Melilla
Première marche du 24 juin pour la Justice à Melilla
“Pour commémorer le premier anniversaire du massacre du 24 juin 2022, Melilla a été le point de rencontre pour de nombreux groupes antiracistes venus de l’ensemble du territoire espagnol et d’autres régions de l’Europe forteresse. L’objectif de cette première marche pour la justice était d’honorer les victimes et les familles et de demander justice ; un an après, les auteurs du massacre jouissent encore du climat d’impunité.
Le week-end du 24 et du 25 juin, Melilla a accueilli la Caravana Abriendo Fronteras, un réseau espagnol, accompagné du collectif italien Carovane Migranti, qui a établi des relations de solidarité avec des témoins de violence aux frontières.
Le 24 juin, la journée a commencé par une table ronde pendant laquelle les membres du mouvement antiraciste espagnol ont rappelé que le massacre de Melilla est une nouvelle manifestation du racisme d’État en Espagne. Dans l’après-midi, une marche pour la Justice a eu lieu. Des centaines de personnes ont marché à travers les rues de la ville jusqu’à atteindre l’endroit où le massacre a eu lieu l’année précédente. Là, alors que les noms des 114 personnes tuées ou disparues étaient lus, des fleurs d’œillets ont été placés sur la barrière frontalière.
Les événements de la CommémorAction ont continué le jour suivant avec une table ronde sur les personnes disparues, avec la participation de María Herrera Magdalena, présidente du réseau national Links (National Links Network), qui regroupe 160 collectifs de proches de personnes disparues en Amérique centrale, et de Zahra Barati, sœur de Sajad Barati, qui a récemment disparu lors du naufrage qui a eu lieu dans les eaux italiennes au large de Cutro en février 2023. Toutes deux ont accompagné la Carovane Migranti. Enfin dans l’après-midi, un “cercle de silence” s’est tenu au centre de Melilla, où les personnes tuées et disparues le 24 juin 2022 ont été à nouveau commémorées.” — — A., Alarm Phone Catalogne
À Tanger
Face à tous d’injustice.
Que déjà fasse un jour qui est injustice.
De peine, de douleur.
On fait de moi un monstre humain qui porte une pierre à la place du cœur.
Je me rappelle de mon passé.
Le commerce triangulaire d’où mes grands-parents ont été pris en captifs passifs, puis d’esclaves fiers de l’être.
C’est la hess comme l’accent circonflexe.
Dans une presse en détresse.
Le stress.
Pourtant, j’ai eu et vu des frères et des sœurs quémander, mendier parfois à la poubelle.
Pourtant, j’ai eu et vu des frères et des sœurs. Mourir d’hôpitaux abandonnés à eux mêmes.
Pourtant, j’ai eu et vu des frères et des sœurs. Humilié, insulté, craché, parfois déçu au visage.
A qui la faute?
Si tout se passe dans l’espace et la distance des déplacements.
Voter, c’est comme les oreilles. Entendre, c’est la voix de l’immigré qui a parlé.
Je m’appelle Aliyah, émigré selon le nom qu’on m’avait donné et surnommé.Slam écrit et performé par Jonas
“Cette date du 24 juin, c’est celle du massacre de Melilla qui s’est passé l’année passée. Un massacre qui était très grave et qui s’est passé vraiment. On a perdu beaucoup de personnes, des personnes soudanaises, des tchadiennes et c’était un moment qui était très grave. Il y a eu des personnes disparues, des personnes frappées, battues à mort, des personnes qui ont été lapidées avec des pierres. Là on vit toujours ces mêmes luttes, ça ne sera jamais terminé.
Samedi de nombreuses personnes sont venues. Normalement, on a l’habitude des commémorations en plein air. Bon, vu les circonstances, on est obligé de la faire dans une salle.
Par circonstances, je veux dire que la ville ne nous permet pas de le faire dans la rue. C’est pas facile de se retrouver au port. Peut-être qu’on aurait pu, mais il peut y avoir des risques avec les autorités, d’où la stratégie de la faire dans la salle. Pour moi, c’est une première. On est dans la salle, des artistes sont venu·es et aussi des personnes qui nous accompagnent, beaucoup de personnes.” — — R., Alarm Phone Nador
Lors de la CommémorAction de Tanger, plusieurs artistes sont montés sur scène pour rendre hommage aux personnes disparues et tuées.
“Il y a plusieurs moments qui m’ont particulièrement marquée hier. Il y a eu le recueillement, toutes ces photos qu’il y avait sur le mur. Je te dis, ça aurait pu être moi, ça aurait pu être mon frère, ça aurait pu être ma sœur. J’ai vu comment les gens étaient touchés devant ces photos. Ça, ça m’a marqué énormément et aussi le fait que j’ai été sur scène. Ça fait longtemps que je n’ai pas été sur scène, après plusieurs grossesses rapprochées. Et ça fait juste trois mois que j’ai eu un bébé. Et donc l’activité physique, je n’avais pas vraiment encore repris. Et me voir comme ça sur scène avec de l’énergie, ça, ça m’a marqué aussi.” — — A., Alarm Phone Rabat
“Je suis debout ici avec le cœur meurtri. Le nom de la commémoration même me touche. Ça sonne mal à l’oreille. Parce que commémorer, c’est nier les décès et les disparitions en train de se répéter, qui se répètent à chaque fois que les drames se passent. Ce sont les morts qui se répètent d’une manière qu’on ne peut même pas entendre. Ce sont des morts qui se répètent d’une manière qu’on ne peut même pas imaginer. Alors il faut porter dans nos cœurs la raison pour laquelle on fait la commémoration et pour vous dire que nous savons pour ces morts, que ça doit cesser et que on ne les oublie pas. Parce que les oublier, ce serait les tuer une deuxième fois, alors que c’est pour ça qu’on les commémore. Pour ne pas les oublier. On se bat pour que ça ne se répète plus.” — — K., Alarm Phone Tanger
Tanger a aussi été l’espace de la première CommémorAction pour certaines familles.
“C‘est très important de célébrer les morts et ça nous apaise parce qu’aujourd’hui, j’ai vraiment eu un soulagement que l’âme de ma sœur, qui est morte dans le désert en 2019, va se reposer parce que beaucoup de gens ont pleuré. Beaucoup de gens ont compati avec notre douleur. J’ai envoyé les vidéos à la maman au Cameroun. Elle a aussi pleuré, mais elle l’a aimé. Elle a dit enfin, sa fille peut se reposer parce que, au moins, les personnes qui ne la connaissaient pas ont fait son deuil.”
“J’ai cessé de pleurer aujourd’hui et c’est vous qui m’avez donné cette force parce que je n’arrivais pas à comprendre comment quelqu’un peut mourir dans le désert, comment quelqu’un peut mourir. On l’enterre sans sa famille. Je n’arrivais pas à comprendre comment on peut regarder quelqu’un comme un morceau de bois. Je n’arrivais pas à comprendre. Mais aujourd’hui, cette commémoration m’a aidé à comprendre que je ne suis pas seule.“
Revenir sur l’histoire et l’importance des CommémorActions
La CommémorAction du 24 juin 2023 a également été l’occasion de revenir sur l’importance de ces moments de commémoration et de revendication politique pour les familles, les proches des personnes disparues et pour nos réseaux.
“Pour moi, c’est très important [les commémoractions]. La première des choses, c’est, on peut dire, une sorte d’appui psycho-social pour les familles de disparu·es, pour dire qu’on n’oublie pas cette personne. On est là pour toujours lutter contre tout ce qui s’est passé. C’est la première chose et c’est très important pour rassurer les frères et les sœurs. Parce que parfois, ce qu’ils disent souvent, c’est nous, les familles qui avons perdu nos frères, nous, les mères, on ne sait pas ce qu’il s’est passé. Il n’y a personne qui est à côté de nous. Donc cette commémoration, c’est penser à ces familles-là. C’est pour dire on est là avec eux et elles. Ça, c’est la première des choses.
La deuxième chose, c’est que c’est une forme de sensibilisation parce que pendant la commémoration, nous, on invite pas que, par exemple, la société civile, les associations qui travaillent dans tout ce qui est droits des êtres humains. On invite aussi d’autres personnes qui ne connaissent pas cette thématique-là, et ce pour les sensibiliser, ainsi que les enfants. Pour dire que voilà, il y a une problématique dans la région dont on ne parle que quand il y a une commémoration. Par exemple, pendant la commémoration de 2019 à Oujda, il y avait beaucoup de monde, de partout comme du Mexique, et d’autres pays. Donc il y a des familles qui viennent des autres pays pour être avec les familles présentes là, à Oujda, pour dire qu’il n’y a pas que vous qui faites face à cette problématique.
N’importe quelle personne a le droit de changer sa vie. Ça veut dire quoi ? Que s’il veut voyager vers l’Europe, vers l’Australie et vers d’autres pays, il a le droit de voyager sans qu’il y ait cette frontière qui est, il le sait, comme une barrière pour lui, qui l’empêche de voyager. Nous, on veut la libre circulation, donc la commémoration, c’est beau, c’est aussi un moment pour affirmer notre projet politique. On le fait pour parler des familles de disparu·es et de leur combat. Pourquoi il y a les familles des disparu·es ? Parce qu’il y a des personnes qui veulent voyager, qui veulent juste être libres de circuler partout dans le monde quand ils et elles le veulent. Mais elles en sont empêchées par cette politique de renforcement des frontières. Et il y a ceux de l’Union européenne qui donnent de l’argent au Maroc pour qu’ils bloquent les personnes. Ils se disent : « moi, je pars demain au Maroc pour bloquer les migrants là bas ». C’est une politique violente. C’est la raison pour laquelle il y a des disparu·es. Ce pourquoi, il y a des gens qui meurent dans la mer, en France et qui tombent dans les fossés, par exemple à la frontière entre l’Algérie et le Maroc. C’est pourquoi il y a des femmes enceintes qui meurent à la frontière, comme à Melilla. On fait ça pour sensibiliser les gens et dire que la migration, ce n’est pas un crime, c’est un droit.” — — I., Alarm Phone Oujda
“Les CommémorActions, c’est une initiative que l’on a initié en 2008 à Oujda. Dans le travail que nous faisons pour l’assistance des personnes en détresse en Méditerranée et sur la route atlantique, on faisait également des suivis [des bateaux et personnes disparues]. Très souvent, ça repose sur nous, les personnes de contact [pour l’Alarm Phone] qui sommes sur le terrain et sur les informations que nous pouvons trouver. On a discuté au sein de nos réseaux pour pouvoir mettre en œuvre cette initiative de penser aux personnes qui n’ont pas d’informations sur leurs proches disparus et qui n’arrivent pas à les retrouver. Je pense que c’est sur la base de cette idée que nous avons initié cette action de mémoire et d’action pour ne pas oublier ceux qui sont disparus en mer.
On a aussi vu que c’était important qu’il y ait des actions par rapport aux familles qui cherchent leur famille et leurs proches. Oui, [c’est important de faire le lien avec les proches] parce que tout s’est écroulé pour les personnes qui ont perdu des enfants ou bien qui ont perdu leurs proches. En un mot, je peux me mettre à leur place. Parce que quand j’ai voulu traverser, je pense que ma famille n’était même pas au courant. Et je peux imaginer aussi, par exemple, que si j’avais perdu la vie en Méditerranée, ça aurait été un coup dur deux fois. Parce que, au moment où mes parents vont savoir que j’étais là-bas sans rien dire, c’est déjà un problème. Et que si je perds ma vie aussi dans cette situation, qu’est-ce qu’ils vont pouvoir faire ? Est-ce qu’ils vont récupérer mon corps ? Est-ce que je peux me mettre à la place de ces personnes ? Je le pense. Ce sont des choses que nous vivons au quotidien parce qu’on a eu des amis qu’on a connus ici avec qui on a vécu la galère ensemble. A un moment donné, ce sont comme des familles qui se créent. Bon, et certains perdent leur vie.
La commémoration. Ce sont des choses qu’il faut faire dans les espaces publics. Tout le monde est affecté par la situation. Il n’y a pas quelqu’un qui ne connaît pas quelqu’un qui est décédé dans la mer. C’est quelque chose qui nous touche tou·tes, on a vécu la même situation, on a eu des amis, on a eu des frères, on connaît des gens qui ont perdu la vie dans les zones frontalières. Donc, si on fait les événements dans des espaces publics, c’est ça l’intérêt pour que tout le monde puisse venir.” — — S., Alarm Phone Dakar
“C’est important les CommémorActions. C’est important pour que tout le monde puisse savoir ce qui se passe, qu’il y a un dévouement sur le terrain. On a besoin de faire une commémoration pour soutenir les familles, pour montrer aux familles et autres personnes dans le monde entier qu’on n’oublie pas les personnes qui sont disparues.” — — R., Alarm Phone Nador
“Pour moi une commémoration, c’est déjà se souvenir de ces personnes. Pour ne pas qu’ils et elles meurent dans l’anonymat parce que la plupart du temps, en dehors des familles, personne ne s’en souvient. On va donner des chiffres erronés de morts. Ce ne sont que des chiffres pour les autres. Mais moi, je voudrais bien qu’on se souvienne d’eux et elles comme des humains.
J’avais deux amies qui étaient coiffeuses. C’étaient des amies et elles étaient beaucoup plus petites que moi. La plus petite, elle n’avait même pas 20 ans. Des Congolaises de la RDC, elles voulaient traverser de l’autre côté avec leurs frères avec qui elles étaient venues. Et à un certain moment, elles ont eu peur parce que la plus petite, elle avait fait un rêve. Elle est dans son rêve. Elle se voyait mourir dans l’eau. Du coup, elle a dit à sa sœur qu’elles n’iront plus. Elles vont rester, se débrouiller tout de même bien ici. Elles sont allées se cacher.
Leur grand frère, il les a traquées pendant dix jours, il les a trouvées et il les a mises dans le bateau à Nador, toutes les deux, de force. Il les a mises dans le bateau à Nador et lui, il est parti du côté de Tanger. C’était plus sécurisant alors qu’il y avait de l’argent pour les trois afin qu’il et elles partent par Tanger. Mais il les a mises par Nador et lui il est parti par Tanger et il est arrivé. Elles, elles ne sont jamais arrivées. Les corps n’ont jamais été retrouvés et quand j’ai appris la nouvelle, j’avais encore les cheveux qu’elles m’avaient fait sur la tête. J’ai peut-être jamais fait le deuil. Les corps n’ont pas été retrouvés. C’est comme ça.
Et pour moi, la CommémorAction, c’est une façon de se souvenir de tout cela, de mettre un visage, qu’ils et elles avaient des vies aussi. Ils et elles avaient des ami·es qui tenaient à elles et eux. Et de rappeler au monde que ça se passe, qu’il y a des gens qui meurent sur les routes.
Selon moi, les CommémorActions ne sont pas que de simples actions. C’est pourquoi on dit CommémorAction, donc on commémore et ce sont des actions. On n’a pas les armes pour pouvoir lutter contre ces politiques, mais on se sert de nos mots. On va se servir de ces actions commémoratives pour dénoncer ce qui se passe et pour dire que ces personnes-là, elles sont humaines. Elles sont humaines. Ce ne sont pas que des chiffres ou des idées, des morceaux de bois qui meurent dans la Méditerranée, c’est une partie de l’humanité. Ils devraient avoir honte. On n’a pas à s’enorgueillir de la mort d’une partie de l’humanité, on doit en avoir honte.” — — A., Alarm Phone Rabat
L’Aube écarlate, vêtue de sa robe maculée, fait son funeste défilé.
Des yeux en crue ont vomi.
Trop de tristesse.
L’Humanité s’est effilée.
Dans l’armoire de ma mémoire, hurle cette infamie.
C’est infâme.
Plaidoirie de haine, d’injustices.
Et de honte.
Dans l’armoire de la mémoire de l’humanité se bousculent des corps en perdition, des âmes en errance.
Tradition malsaine oblige, on tait son humanité.
Ils ne sont pas du bon côté de la barrière.
L’écume des vagues fait pleurer des cœurs.
Le mien, j’aimerais le forger entre le marteau et l’enclume.
Au-delà des chiffres, il y a des mondes qui s’éteignent, des mondes qui s’évaporent.
Pendant que les seigneurs de ce monde s’étreignent sous l’espérance qu’on étrangle l’espoir qui se mange à chaque naufrage.
Des millénaires de régression.
Qui paiera l’addition?
Des pans entiers de notre histoire anéantie.
Pendant que les nantis choisissent de regarder ailleurs, qui paiera l’addition?
Au-delà des chiffres fantoches, il y a l’ombre d’une mère dans l’antre de la mer, le fantôme d’un fils qui hante les murs de pierre.
Une prière obsolète qui n’a pas brisé les cœurs.
Sur un poteau perdu.
Quelque part entre deux camps perdurent des gouttes de sang.
Pas très anonymes.
D’un mari qui plus jamais n’embrassera sa bien aimée un morceau d’âme apatride.
Qui flottent sur les eaux.
Le souffle coupé d’une sœur agrippée à un grillage.
De l’autre côté de la mer, une mère attend.
Le temps d’une larme, le temps d’un sourire qui ressuscitera ses entrailles.
Un père espère.
Au-delà de vos chiffres fantoches, il y a des vies.
Il y a une mère, une sœur, un père, un fils, un frère, un ami.
Au delà des chiffres.Slam écrit et performé par Aurore
“Tant qu’on n’a pas ouvert les frontières, il y aura des disparu·es. Donc il faut empêcher ça. Donc la lutte, c’est de voir la liberté de circulation, de voir comment réguler, assouplir ou bien laisser les frontières ouvertes, toutes les frontières aériennes parce que les migrant·es subsaharien·nes ont des difficultés à avoir des visas. C’est ça qui les pousse à prendre la route.
Penser à arrêter le combat ? Non. Quand je pense aux gens qui ont besoin, qui ont besoin de toi, je ne pense pas arrêter un jour. Tant qu’ils ont fermé les frontières, nous allons continuer le combat pour qu’elles soient ouvertes.” — — A., Alarm Phone Rabat