Refus de sauvetage : 85 personnes laissées-pour-mortes en mars 2024

Screenshot: Alarm Phone

Le 13 mars 2024, le navire de sauvetage Ocean Viking a secouru 25 personnes à bord d’un bateau en caoutchouc noir dans les eaux internationales. Selon les survivants, ils avaient passé près d’une semaine en mer, à la dérive et sans moyen de s’orienter.

Au cours de cette période, de nombreuses personnes ont péri et sont aujourd’hui portées disparues.

Après qu’un proche ait dit à Alarm Phone qu’il avait reconnu un membre de sa famille sur les photos du sauvetage publiées par SOS Méditerranée, nous avons réalisé qu’il s’agissait du même bateau au sujet duquel nous avions alerté les autorités quatre jours plus tôt. Bien que les autorités aient été informées de la présence des personnes en détresse depuis plusieurs jours – par nos alertes mais aussi par surveillance aérienne – aucune opération de sauvetage n’a été déclenchée. Cette non-assistance a entraîné la mort d’environ 60 personnes.

Avec les familles des disparus, nous exigeons des informations sur les mesures prises par les autorités et agences de recherche et de sauvetage compétentes de l’UE afin de rechercher activement les personnes en détresse et lancer une opération de sauvetage qui auraient permis d’éviter cette énorme perte de vies humaines.

Chronologie de la non-assistance

À 06:13 CET le 9 mars 2024, un proche a appelé AlarmPhone pour informer de la présence de 85 personnes sur un bateau en bois en détresse parti de Zawiya en Libye. Parmi elles se trouvaient 4 femmes et un garçon de 2 ans.
Le proche nous a donné une position GPS : N 33°54, E 012°35 à 01:54 CET le 09.03.2024, soit environ 66 miles nautiques/ 120 kilomètres au nord de Zawiya. Nous avons attribué le numéro de dossier AP0289.

Nous avons informé les autorités à 06:41 CET par e-mail. Dans notre mail nous avons d’abord indiqué que le bateau était en bois, mais nous avons par la suite reçu et partagé des informations plus précises sur le type de bateau. Quoi qu’il en soit, nous avons immédiatement communiqué aux autorités SAR le numéro de téléphone satellite qui aurait été présent à bord, afin de leur permettre de localiser plus facilement le bateau.

Dans les jours qui ont suivi, ni le proche qui nous avait contacté, ni Alarm Phone, n’ont reçu d’autres informations sur le bateau, et tout le monde a craint le pire.

Après le sauvetage, le proche nous a contactés à nouveau et nous a raconté ce que le membre de sa famille lui avait dit s’être passé pendant la semaine en mer :

(avertissement : mort, suicide)

Les gens m’ont expliqué, eux qui sont arrivés. Ils m’ont expliqué que le moment ou j’ai causé avec eux, jusqu’à vers 02 heures du matin quand l’appel était coupé, celui qui avait le téléphone satellite est tombé en crise. Le téléphone est tombé dans l’eau, avec le GPS. Il y avait de l’eau qui est rentré dans le bateau et le téléphone est tombé dedans. C’est là ou les problèmes sont arrivés. A cause de ça, ils n’ont plus eu la possibilité de faire des appels et aussi pas de solution pour regarder [le GPS].  Le moment ou le téléphone est tombé, c’était mouillé, ça ne marchait plus du tout. Dès que c’est tombé, ils l’ont pris, mais vu que c’était déjà mouillé, ça n’a plus marché. Ils ont continué de rouler et rouler, c’était la nuit de samedi, samedi matin. Ils sont continué tout le samedi, mais il n’y avait pas de téléphone ni le GPS pour comprendre ou ils se trouvent. Ils ont vu beaucoup des bateaux, même les hélicoptères sont venus, leur a fait signe. La mer n’était pas facile, mais il n’y avait aucun problème avec le bateau. Alors ils ont continué, avancé, avancé jusqu’à la nuit de samedi. A ce moment-là les gens ont commencé à mourir. Mon neveu m’a tout expliqué, il m’a dit que personne n’est tombé dans la mer, tout le monde est resté dans le bateau et est mort la dedans, ou d’autres ont sauté. C’est arrivé, c’était comme ça. Ils ont tourné en mer jusque dimanche matin quand leur moteur s’est arrêté, parce que l’essence était finie. Ils ne pouvaient plus partir, plus rouler. Toujours, des avions étaient là, pour leur montrer la route, mais ils n’avaient plus d’essence pour continuer, peut-être les avions n’ont pas compris cela A un certain moment le courant les a poussé vers la Libye. Maintenant ils ont dit qu’il faut trouver une solution, ils ont coupé les bidons d’essence, ils ont commencé à ramer avec vers l’Italie. Jusqu’à ce qu’un jour Ocean Viking arrive et les a sauve, les 25 personnes. Les autres 60 personnes elles sont restées dans la mer, inclus le conducteur du bateau. Il m’a dit que beaucoup parmi eux pouvaient pas supporter. C’est eux mêmes qui sont sauté dans la mer. Il y avait même un mineur qui a enlevé tous ses habilles avant de sauter, Il a dit « moi je vais aller dormir à la maison, ma maman m’a appelé ».

Le 13 mars, sur les  85 passagers qui se trouvaient initialement à bord, l’Ocean Viking n’a retrouvé que 25 personnes ; deux d’entre elles étaient inconscientes et l’une d’elles est décédée lors d’une évacuation médicale par hélicoptère.

Nous sommes choqués.

Pas de sauvetage malgré une surveillance aérienne rigoureuse

Peu après, nous avons appris que les garde-côtes italiens (IMRCC Rome) étaient déjà au courant de la présence de ce bateau en détresse, bien avant notre alerte au petit matin du 9 mars.

Dans la nuit du même jour, ils avaient émis un message INMARSAT « au nom des garde-côtes de la marine libyenne » concernant le « cas SAR 225 » : un bateau en caoutchouc avec plus de 50 personnes à bord.

Capture d’écran d’INMARSAT par le IMRCC de Rome, prise le 15 avril, fourni à Alarm Phone. 

La position de l’embarcation signalée dans l’INMARSAT était légèrement au sud de celle que nous avions signalée le 9 mars, et montrait que les autorités SAR compétentes avaient déjà connaissance de l’embarcation le 8 mars, à 21:06 UTC (23:06 CET).

Même si l’appareil de surveillance aérienne Eagle 1 de Frontex n’était pas complètement repérable, nous supposons que la position mentionnée par l’IMRCC Rome dans l’INMARSAT a été partagée par le Système de Surveillance Aérienne Polyvalent (Multipurpose Aerial Surveillance System) qui a détecté le bateau à 22:06 CET le 8 mars.

Screenshot: Alarm Phone

Bien que disposant d’informations au sujet du bateau en détresse dans la soirée du 8 mars, l’IMRCC Rome a décidé de ne pas les communiquer et n’a émis le Mayday Relay que 24 heures plus tard.

Après le débarquement des survivants, nous avons brièvement échangé avec l’un d’entre eux qui se souvenait d’informations plus détaillées sur les moyens aériens actifs dans la zone :

(avertissement : mort, suicide)

On a vu un hélicoptère trois fois. Parce que ça faisait trois jours que chaque jour il est venu près de nous, après il a toujours fait demi-tour et est reparti. On a aussi vu des drones, pendant la nuit. Ils nous ont fait signe, il y avait beaucoup de couleurs, rouge et bleu. Mais le moment où le drone était chez nous, l’eau était agitée et aussi notre moteur n’a plus fonctionné. On a vu aussi des petits bateaux, qui sont venus près de nous, mais eux aussi ils nous ont seulement regardé. Parce que il y avait un petit bateau qui est venu a coté de nous, qui nous a regardé comme ça, nous on lui a fait signe, on les a appelés, mais ils ont continué. Le prochain matin aussi on a vu un autre bateau qui est venu très proche de nous, jusqu’à ce que nous ayons cru que ça va nous sauver, mais eux aussi ils sont passés comme ça. Nous, on pouvait les même pas suivre, parce que le moteur ne marchait plus.

Aussi le téléphone n’a plus marché, parce qu’il est tombé dans l’eau. Il y avait de l’eau jusqu’à nos genoux dans le bateau à ce moment et la batterie de téléphone a gonflé. A cause de ça on pouvait plus vous contacter [Alarm Phone], et même pas nos parents. Depuis que notre moteur a arrêté de marcher, on pouvait même pas décider ou on voulait aller, c’était seulement le vent qui nous a poussé et les vagues qui nous ont dirigé. Même quand l’avion est venu de nous signaler le chemin, on pouvait même pas le suivre.

Et aussi quand le drone est venu ou bien l’avion pendant la nuit, ils ont tourné quatre fois au dessous de notre bateau et sont partis après. On a pensé c’est possible qu’ils nous montrent le chemin, mais on pouvaient pas les suivre parce que le moteur ne fonctionnait plus.

Les choses qu’on a vécu dans ce bateau, c’est autre chose. Parce que on avait ni de l’eau, ni de la nourriture, tout était fini. On était fatigués, jusqu’on a commencer à boire l’eau, l’eau de la mer. C’est l’eau de la mer qu’on a bu. Beaucoup des gens ont perdu leurs vie dans ce bateau, même beaucoup de mes amis, parce que il y avait beaucoup des gens qui se sont jetés dans la mer.

La position reçue par Alarm Phone, la position relayée par IMRCC Rome, et celle du dernier sauvetage 6 jours après la première position signalée sont toutes à moins de 15 milles nautiques. Comme le bateau a continué à naviguer après la panne de l’outil de navigation, il n’est pas possible de déterminer la trajectoire exacte du bateau entre les trois positions.

Les données de suivi des vols montrent que Frontex Eagle 1 est retourné dans la même zone le 9 et le 11 mars pour y effectuer des recherches approfondies.

Screenshot: Alarm Phone

Le fait d’effectuer des recherches aussi étroites dans une zone restreinte suggère clairement que Frontex recherchait quelque chose de spécifique à cet endroit. Si Eagle 1 était effectivement à la recherche de ce bateau, cela signifierait que Frontex savait qu’ils n’avaient pas été interceptés par les soi-disant garde-côtes libyens, mais qu’ils se trouvaient toujours en mer.

Le seul hélicoptère traçable dans la zone durant les jours concernés est l’hélicoptère A7GHP, utilisé pour le transport des équipages entre le champ pétrolier de Bouri et la ville de Tripoli. Alarm Phone a appelé Bouri Terminal le 9 mars à 15:04 CET pour informer l’entreprise de la présence de l’embarcation et lui demander si elle avait repéré un bateau, ce à quoi elle a répondu négativement.

Le 10 mars, Eagle 1 effectue un vol aller-retour entre Lampedusa et Malte, sans effectuer de recherches, mais revient survoler la région le 11 mars.

Screenshot: Alarm Phone

Compte tenu des orbites d’Eagle 1 le 9 et même le 11 mars et du fait que les passagers du bateau ont vu des appareils aériens voler au-dessus d’eux pendant plusieurs jours, il semble hautement probable que les avions de Frontex aient croisé le bateau en détresse au moins une autre fois, en plus du premier repérage de la soirée du 8 mars. Néanmoins, aucune information actualisée sur le sort des personnes à bord du bateau ou sur leur position n’a été communiquée par FRONTEX ou le IMRCC.

Il a été demandé à Frontex de rendre publique sa documentation sur les opérations menées entre le 8 et le 13 mars en vertu de la loi sur la liberté de l’information. Cependant, l’agence a refusé de partager la moindre information, soit parce qu’elle était jugée trop sensible pour être divulguée, soit parce qu’elle n’existait pas du tout.

Un autre survivant qui a parlé à infomigrants.com confirme les déclarations sur les appareils aériens dans la région et se souvient d’informations plus détaillées sur les navires qui s’approchaient de l’embarcation en caoutchouc à la dérive.

 

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Les navires rouges et blancs qu’il a mentionné, naviguant près du bateau, pourraient être le Maridive 701 ou le Maridive 704, navires presque identiques, qui ont tous deux été très actifs pendant ces six jours et qui, tout comme l’hélicoptère de transport de l’équipage, appartiennent au champ pétrolier de Bouri, qui a affirmé n’avoir aucune connaissance du bateau en détresse.

Maridive 701. Photo: Evgeniy Konfederatov, Marine Traffic

Pas de sauvetage malgré la présence d’un navire de sauvetage

Le matin du 9 mars, le navire de sauvetage Life Support est arrivé dans la région de l’embarcation en détresse. Ils ont été informé par Alarm Phone en même temps qu’IMRCC Rome, mais ont vu peu de chance de trouver un bateau avec une seule position GPS  envoyée par un proche et non pas directement par une personne à bord. A 10:07 CET,  dû au manque d’informations disponibles à propos de ce bateau,  ils ont décidé d’aller aider un autre bateau en détresse plus à l’ouest, proche de la plate-forme de gaz MISKAR. À ce moment-là, le Mayday Relay de l’IMRCC Rome n’avait pas encore été transmis à tous les navires de la zone, bien que l’IMRCC Rome ait très probablement été informé du bateau en détresse environ onze heures plus tôt par l’intermédiaire de l’Eagle 1 de FRONTEX. S’ils n’avaient pas retenu l’information aussi longtemps, Life Support aurait pu secourir le bateau quatre jours avant que l’Ocean Viking ne le fasse.

Screenshot: Alarm Phone

Arrivés à la plateforme gazière de Miskar, ils ont été empêchés par les garde-côtes tunisiens de venir en aides aux personnes en mouvement bloquées sur la plateforme. Dans l’après-midi du 10 mars, Life Support était de retour dans la zone où le bateau en caoutchouc dérivait. N’ayant toujours pas d’informations actualisées, ils ont poursuivi leur route vers le sud. Dans la matinée du 11 mars, l’équipe de Life Support a porté assistance à 52 personnes et les a mises en sécurité à Catane le 12 mars, traversant, encore une fois ,la région où se trouvait le bateau en détresse, sans pouvoir, encore une fois, aider l’embarcation maintenant à la dérive.

Questions ouvertes après la politique du laisser-pour-mort

D’après les survivant, le bateau à la dérive était très visible: il a été trouvé à plusieurs reprises par des avions, des bateaux et des hélicoptères. Frontex, IMRCC Rome, la plate-forme pétrolière Bouri et les soit-disant garde-côtes Lybiens connaissaient l’existence du bateau pour l’avoir repéré directement ou par le biais d’alertes téléphoniques.

Mais une fois de plus, tous les acteurs étatiques ont décidé d’appliquer la politique du “laisser mourir”, en gardant les informations, en retenant les navires de sauvetage civils et, surtout, en ne menant pas d’opération de sauvetage bien qu’ils aient eu connaissance de l’existence du bateau. Finalement, après six jours en mer, le bateau a été retrouvé accidentellement par l’Ocean Viking, qui l’avait repéré avec ses jumelles.

Nous pleurons la mort des 61 personnes tuées par l’indifférence des autorités et nous nous inquiétons du traumatisme inimaginable avec lequel les survivants devront vivre. Nos pensées les accompagnent, ainsi que les familles des défunts.

Face à cet évènement tragique pendant lequel 85 personnes ont été abandonnées et laissées pour morte, nous faisons appel aux autorités Européennes des zones SAR, à l’agence Frontex et à l’UNHCR et demandons:

  • Quelles mesures ont été prises suite à la localisation du bateau le soir du 8 mars?
  • Quelle a été l’évaluation effectuée dans la salle de surveillance européenne de Varsovie, où ce que les avions observent est montré en temps réel et discuté conjointement par les représentants des États membres de l’UE ?
  • Pourquoi la Garde côtière Italienne n’a lancé un INMARSAT que seulement 24 heures plus tard?
  • Hormis le lancement de l’INMARSAT dans le cas SAR 225, quelque 24 heures après la première observation du navire à la dérive, comment se fait-il qu’aucune des Garde Côtière concernés n’ait lancé une opération de recherche et de sauvetage en temps utile ?
  • L’inaction meurtrière que nous avons observée, et dont la mort de 61 personnes est la preuve, avait-elle pour but de faciliter l’intervention de la Libye ?
  • À la lumière de la jurisprudence récente qui a souligné que les opérations en mer des autorités libyennes ne relèvent pas du “sauvetage”, à la fois en raison de l’impossibilité de considérer la Libye comme un port de sécurité et en raison des méthodes d’intervention structurellement violentes et meurtrières de cette dernière, comment est-il possible que les autorités SAR de l’UE (IMRCC Rome et JRCC Malte) et l’agence européenne Frontex continuent de permettre et soutenir des opérations en mer qui sont en totale contradiction avec le droit international ?
  •  L’IMRCC de Rome, en tant que premier centre d’opérations informé de la présence du bateau à la dérive, avait le devoir de surveiller toute action entreprise par les autres autorités : donc une fois qu’il était clair que les autorités libyennes n’interviendraient pas, comment se fait-il qu’aucune opération de sauvetage n’ait été lancée ?
  • Comment se fait-il que les navires marchands ou les navires d’ONG présents dans la zone n’aient pas reçu l’ordre de se diriger vers la position de l’embarcation en caoutchouc noir ?
  • Comment se fait-il que les moyens aériens de Frontex n’aient pas lancé de Mayday Relay ?

Nous jugeons inacceptable ce manque de transparence sur les circonstances dans lesquelles 85 personnes ont été abandonnées en mer entre le 8 et le 13 mars et laissées pour mortes, alors que les autorités européennes connaissaient parfaitement la situation dans laquelle elles se trouvaient.

Nous exigeons la vérité et la justice.

Nous sommes aux côtés des personnes qui n’ont pas survécu aux politiques meurtrières de l’UE en matière de contrôle des frontières extérieures.