Comment les autorités européennes continuent d’exploiter la mort des migrants comme moyen de dissuasion tout en criminalisant les sauveteurs
Un cas d’urgence suivi par Watch the Med Alarmphone devant la côte lybienne
Le week-end de Pâques a été marqué par l’une des plus grandes opérations de recherche et de sauvetage (SAR) menées en Méditerranée au cours des dernières années, avec 8 360 personnes secourues entre le vendredi 14 et le dimanche 16 avril 2017. Le réseau de WatchTheMed Alarm Phone (AP) a été impliqué dans 2 cas de détresse et a pu observer aussi bien les insuffisances des efforts de sauvetage des autorités de l’UE, que l’implication inaliénable des organisations non-gouvernementales (ONG) de sauvetage, qui ont empêché une hécatombe de plus en haute mer.
L’un des cas où l’AP a été impliqué, et sur lequel se concentre le rapport suivant, se distingue particulièrement. Le samedi de Pâques, le 15 avril 2017, le téléphone d’alarme a été informé d’un bateau en détresse en Méditerranée centrale. Pendant plus de 12 heures, nous étions en contact régulier avec un groupe d’environ 100 personnes à bord d’un bateau, jusqu’à ce que le contact soit perdu. Nous avons transmis leurs demandes et appels aux secours aux autorités responsables et les avons soutenus tant bien que mal. Leur situation était très dangereuse et nécessitait de prendre des mesures immédiates. Aucun sauvetage en vue cependant, les réfugiés ont du persévérer pour survivre un jour et demi en haute mer à bord d’un rafiot.
L’histoire d’un désastre évité de justesse en méditerranée centrale
C’est à 7h19 samedi matin, que le père Mussie Zerai informe notre équipe de veille à propos d’un bateau en perdition en méditerranée centrale. D’après ses informations, le bateau a quitté la ville portuaire d’Al Khums en Lybie la veille au soir, et se trouve bien plus à l’est que dans la zone où la plupart des ONG conduisent leurs opérations de recherche et de sauvetage (SAR).
Comme d’habitude dans un cas pareil, nous essayons de joindre immédiatement les passagers en danger et nous communiquons leur position GPS et leur numéro de téléphone au centre de coordination et de sauvetage maritime ( Maritime Rescue Coordination Centre – MRCC) à Rome. Les autorités italiennes répondent qu’une opération de recherche et de sauvetage (SAR) est en cours. Mais en poursuivant nos recherches sur les sites de repérage des bateaux, nous n’arrivons pas à détecter de bateau de sauvetage dans cette zone.
A 9h40 nous sommes en contact direct avec les réfugiés, qui nous appellent régulièrement. Ils ont peur, sont angoissés, car ils viennent déjà de passer la nuit en mer. Sur la centaine de passagers, il y a 20 enfants, et 10 femmes, l’une d’entre elles est enceinte. Notre équipe de permanence note dans son rapport :
11h34 : Ils nous ont rappelé et étaient vraiment nerveux […]. Ils disaient que leur bateau est en très mauvais état. De l’eau pénètre à bord, qu’ils essaient d’écoper, mais il y en a de plus en plus. Ils n’ont plus beaucoup de carburant et m’ont supplié de leur venir en aide. Je leur ai dit qu’un bateau de sauvetage les cherchait.
Dans les heures qui suivent, nous rechargeons à plusieurs reprises leur téléphone satellite, recevons leurs coordonnées GPS actualisées régulièrement et les transmettons au MRCC de Rome. Les garde-côtes nous confirment qu’ils cherchent un bateau qui puisse mener une opération de sauvetage. Nous découvrons un porte-conteneur dans les parages, Lady Rasha, qui fait quelques cercles et qui cherche manifestement le bateau de réfugiés. Vers 13h, nous observons cependant que le bateau interrompt sa recherche et se dirige vers le port libyen de Misrata. Le MRCC de Rome ne nous donne aucune explication, et nous ne parvenons pas à repérer d’autres bateaux dans les environs.
Au vu de la situation, nous prenons contact avec l’ONG Sea Watch et leur demandons d’effectuer un autre vol de reconnaissance avec leur avion Moonbird, dont le pilotage est assuré par l’ONG Swiss Humanitarian Pilots Initiative. En coordination avec le MRCC de Rome, l’équipage décide de décoller pour le second vol de la journée. Ils atteignent la zone de détresse vers 14h50. A 15h10, nous communiquons à nouveau avec les réfugiés – ils dérivent, sans aucun bateau ni avion en vue. Ils crient à l’aide, la panique se disperse à bord.
Pendant ce temps, Moonbird survole différents endroits pendant deux heures et cherche méthodiquement le bateau en détresse, sans pourtant le trouver. Les réfugiés nous informent : « il n’y a pas d’avion en vue, seulement un bateau au loin, SVP dites leur de venir nous sauver ». D’après le site de repérage des bateaux, que nous vérifions régulièrement, il devrait s’agir de l’AS Elenia, un pétrolier sous pavillon libérien. Nous transmettons cette information au Moonbird, qui se déplace vers cette zone.
À 16h33 les réfugiés nous appellent : « on voit l’avion, on voit l’avion ! ». Mais les pilotes ne voient toujours pas leur bateau. En parallèle, nous observons que l’AS Elenia se déplace vers les dernières coordonnées GPS transmises par les réfugiés. A 17h25, le MRCC de Rome nous informe qu’ils vont donner l’autorisation à l’AS Elenia de mener l’opération de sauvetage en attendant l’arrivée des garde-côtes italiens.
Moonbird découvre finalement le bateau en détresse à 17h30 .
Les pilotes font suivre les coordonnées exactes au MRCC à Rome et se dirigent vers l’AS Elenia. Avant de repartir vers Malte -après 3h de vol, il ne leur reste plus beaucoup de carburant-, ils signalent à nouveau à l’AS Elenia la position du bateau, car le pétrolier ne va pas exactement dans leur direction. Ils appellent l’équipage via la radio, et les enjoignent à commencer le sauvetage, mais le capitaine refuse pour des raisons de sécurité.
À 18h14, les réfugiés nous rappellent ; voyant l’AS Elenia s’approcher, les boat-people s’attendent à être sauvés. Mais à 18h22 ils rappellent, ils réalisent que le pétrolier passe devant eux sans s’arrêter. Ils nous disent « Le grand bateau ne s’est pas arrêté, SVP appelez-les, SVP aidez-nous, le pétrolier continue d’avancer et on ne peut pas le suivre, on n’a plus d’essence ».
Nous rappelons le MRCC de Rome et les informons, que l’AS Elenia ne s’est pas arrêté, mais qu’il continue sa route vers l’ouest et ignore visiblement le bateau en détresse. Le MRCC remercie pour l’information, mais refuse de nous donner de plus amples détails.
À 19h08, environ 45 minutes plus tard, nous observons l’AS Elenia changer de cap, et se diriger vers le nord, donc ni vers le bateau de réfugiés, ni vers sa destination de départ, le port de Gabes en Tunisie.
À 19h20, les réfugiés nous rappellent et nous disent que la batterie de leur téléphone satellite sera bientôt vide. 20 minutes plus tard ils nous disent que le pétrolier a à nouveau changé de cap et se dirige vers eux, mais change finalement encore de route1.
Le désespoir grandit toujours plus à bord.
Une heure plus tard, le MRCC de Rome cherche à nous faire comprendre que l’AS Elenia n’obtiendra pas d’autorisation à porter secours, pas tant que le bateau ne sera pas en danger imminent, ce qui signifie que le bateau doit couler. Le pétrolier disparaît de l’horizon des réfugiés, leur moteur est en panne d’essence, et toujours plus d’eau emplit leur bateau.
À 8h59 nos recevons une dernière actualisation de leurs coordonnées GPS. L’échange avec le MRCC de Rome nous apprend que le l’AS Elenia a été chargé de faire demi-tour et d’examiner la situation. Au cas où les réfugiés seraient en danger imminent, l’équipage a dorénavant pour mission de les sauver sans attendre.
L’équipe de permanence note dans le rapport :
21h52 : les réfugiés rappellent et crient (difficile à comprendre). Ils nous disent, qu’ils sont en danger et que le grand bateau à proximité ne les sauve pas. Nous les prions de de pas tomber dans la panique mais d’essayer de rester calmes et de nous rappeler dès que la situation change.
Cette conversation est le dernier contact avec eux. Nous n’arrivons plus à les joindre par la suite et n’obtenons pas non plus de nouvelles des gardes-côtes dans l’heure et demie qui suit. À 23H20, le MRCC nous informe qu’ils ont ordonné à l’AS Elenia d’effectuer le sauvetage, mais que leur équipage n’a pas les connaissances ni l’équipement nécessaires. Les autorités italiennes déclarent que l’équipage de l’AS Elenia surveillerait la situation jusqu’à l’arrivée le lendemain matin d’un bateau de sauvetage.
Par crainte que les réfugiés ne survivent pas à une deuxième nuit en haute mer, nous rappelons le MRCC après minuit. Il nous est redit que le capitaine de l’AS Elenia n’effectuera pas de sauvetage, mais que son bateau resterait dans les parages et qu’il approvisionne les réfugiés avec de l’eau et des vivres. On nous dit aussi que le bateau de Frontex Siem Pilot et le petrolier Yara Sela ont été dépêchés sur place.
Bien que nous ne soyons plus en mesure de joindre directement les réfugiés pendant cette nuit, nous observons via le compte de leur téléphone satellite qu’ils continuent à téléphoner, leur crédit diminuant continuellement.
Dimanche à 9h49, le MRCC italien nous informe que les réfugiés seraient sauvés par un bateau militaire, et que l’opération de sauvetage serait finalement coordonnée par Malte. Après plusieurs heures et de nombreux coups de fils, les garde-côtes maltais finissent par nous confirmer à 13h37 que les réfugiés ont été sauvés par le bateau de frontex Siem Pilot.
Contester l’abandon en haute mer
Les boat-people qui ont subi cette torture étaient prisonniers en haute mer pendant 1 jour et demi. Leur appel de détresse était connu des autorités depuis plus de 24h, et malgré cela, ils n’ont pas été sauvé et aucun bateau équipé pour gérer un tel sauvetage n’était disponible. Ce cas démontre particulièrement, que le nombre de bateaux de sauvetage disponibles, malgré tous les efforts de coordination du MRCC de Rome, est grandement insuffisant.
Le manque éclatant de forces de sauvetage dans la zone la plus dangereuse de la frontière la plus meurtrière au monde n’a cependant rien d’un hasard. On ne peut pas non plus simplement réduire ces évènements à une situation exceptionnelle lors du week-end de Pâques. Cela fait des mois que des douzaines d’embarcations de réfugiés quittent souvent simultanément les côtes libyennes. L’absence potentiellement mortelle de moyens de sauvetage est le résultat de décisions politiques sciemment prises par l’UE et ses états-membres. Ce sont eux qui refusent tout moyen légal aux migrants de venir en Europe, et par là les forcent à passer par la mer. En limitant ensuite volontairement la présence de moyens de secours, ils espèrent que les nombreux morts agiront comme moyen de dissuasion.
Cette tactique du laisser-mourir volontairement a conduit par le passé à des pertes massives de vies humaines en haute mer. Voici pile 2 ans qu’eut lieu la plus grande tragédie en Méditerranée, 1200 personnes étant mortes en l’espace d’une semaine. Aujourd’hui, ce n’est que grâce à l’investissement inlassable de nombreuses ONG de sauvetage maritime et d’activistes qu’un tel scénario ne s’est pas reproduit. Ce sont eux qui, lors du week-end de Pâques 2017, ont veillé à ce que les boat-people avec lesquels nous étions en contacts, ainsi que des milliers d’autres, soient soutenus et puissent miraculeusement survivre. Dans le cas que nous avons documenté, l’intervention de l’avion Moonbird était crucial pour trouver le bateau des migrants et indiquer leur position à l’AS Elenia et au MRCC. D’autres OGN ont repoussé leurs limites à l’extrême, luttant pour éviter de nombreux naufrages. L’équipage du MOAS (Migrant Offshore Aid Station) à lui seul a secouru plus de 1500 personnes de 9 bateaux précaires, et a embarqué des centaines de passagers à bord de leur bateau Phoenix. Le bateau de sauvetage Iuventa de l’OGN Jugend rettet a également embarqué des centaines de passagers, tant qu’ils n’étaient plus en capacité de manœuvrer et qu’ils ont du émettre un appel au secours à leur tour.5 Le sauvetage mené par l’équipage du Iuventa s’est heureusement bien terminé et ils ont pu rentrer en sécurité à Malte. Des bateaux de commerce ont également à nouveau été impliqués dans des opérations de sauvetage. Ainsi un porte conteneur a embarqué un millier de personnes ; ce qui a conduit l’association des armateurs allemands à se prononcer, via un mail à Alarmphone, pour l’extension des capacités de sauvetage et à proposer d’équiper les bateaux de commerce pour le sauvetage.
Cependant, malgré leur inlassable implication, les ONG et les activistes ont été l’objet les derniers mois d’une campagne de diffamation haineuse. Non seulement Frontex, mais aussi des politiciens de l’UE et des procureurs italiens les ont accusés de coopérer avec des passeurs libyens et d’être impliqués dans des activités criminelles. On leur a également reproché de rendre les traversées de la méditerranée encore plus dangereuses et mortelles. Ces reproches cyniques et sans consistance suivent une logique absurde, la mort de réfugiés en haute mer devrait avoir un effet de dissuasion sur d’autres réfugiés et ainsi éviter de futures traversées. C’est ainsi qu’on essaie de discréditer le travail indispensable des ONG de sauvetage et les forcer à se retirer des zones meurtrières de méditerranée centrale.
Le rapport détaillé d’une situation de détresse en mer que nous avons décrit, ainsi que les autres évènements du week-end de Pâques soulève une série de questions :
- Au vu de la situation instable et bouleversante des migrants en Libye, connue depuis des années, il est évident que des milliers de personnes n’attendent qu’une seule chose : quitter le pays. Pourquoi n’y a-t-il pas eu jusqu’à présent d’amélioration des capacités de sauvetages en mer ?
- À la lumière du cas décrit ci-dessus, et plus généralement la situation le long de la côte libyenne pendant le week-end de Pâques, où étaient les unités européennes qui stationnent en méditerranée centrale ? Et où étaient les bateaux de l’opération militaire de Eunavfor Med ? L’intervention limitée, tardive et apparemment à contrecœur d’unités isolées ne change rien au fait qu’Eunavfor Med ait choisi de rester largement indisponible pour les opérations de recherche et de sauvetage, tel que le décrivent de nombreuses ONG et d’autres organisations.
- Qui plus est, vu que des centaines, voire des milliers de personnes auraient perdu leur vie en mer sans les opérations de recherche et de sauvetage des ONG de secourisme, comment est-il possible que la diffamation et la criminalisation de ces ONG par Frontex, l’UE et des procureurs italiens se poursuivent ?
Watch the Med Alarm Phone exige l’arrêt immédiat des attaques contre les acteurs humanitaires, tout comme une extension des capacités de sauvetages étatiques en haute mer, afin de soutenir au mieux le travail des ONG. Il est évident que la forme la plus précaire des migrations, celle qui passe par la route maritime, restera toujours risquée, peu importe le nombre de forces de secours.
- Nous demandons avant tout une rupture radicale avec la politique migratoire actuelle de l’UE, qui est à l’origine des migration par la mer et de l’hécatombe.
- Nous revendiquons une ouverture des frontières et des moyens sûrs et légaux de voyage, afin que les réfugiés puissent atteindre l’Europe sans avoir à risquer leur vie.
- Nous exigeons la liberté de circulation pour tous !
- Des ferry et pas frontex !
Watch the Med Alarm Phone, le 21 avril 2017.
1 Comme nous n’étions pas en contact direct avec l’AS Elenia, nous ne pouvons pas commenter leur refus apparent d’opérer un sauvetage. Nous savons cependant que de précédentes tentatives de sauvetage par des grands porte-conteneurs se sont souvent terminées en tragédies, car ces bateaux ne sont pas équipés pour mener des sauvetages en sécurité. Lors des nombreux échanges téléphoniques avec les passagers en détresse, nous avons parallèlement été témoins du désespoir et de l’agitation à bord du bateau de réfugiés générée par les nombreux allers-retours de l’AS Elenia.